Le Lecteur

14.000 signes

(panneau de gauche)

Depuis quand est-il là ? Et comment est-il entré, s’il est jamais entré ? Peut-être un jour par aventure a-t-il poussé la porte d’une superbe tour, ou d’un vaste mas ensoleillé ou d’une vague cabane au fond d’un jardin… Il est là, simplement, dans un vaste fauteuil, au centre d’une vaste salle aux murs couverts de livres. Par les hautes fenêtres étroites entre un jour clair et d’improbables ouvertures donnent sur d’autres salles emplies de livres, ou des escaliers courant vers d’autres salles et d’autres livres encore. Alors, peut-être n’est-il jamais entré ou n’a-t-il jamais voulu sortir ?
Dans ce fauteuil profond, auprès de cette table patinée, près de cette haute lampe qu’il allumera à l’approche du soir, est-il seulement conscient d’être heureux ? Heureux comme nul ne saurait jamais l’être. Parfois, une ombre de chagrin l’effleure pourtant : pourra-t-il jamais lire tous ces livres ? Il serait affreux de ne le pouvoir et il y en a tant ! À l’infini peut-être. Mais cette crainte demeure fugitive car il sait, de façon très confuse, que sa vie ne saurait s’éteindre qu’il ne les ait lus.

Parfois, il interrompt sa lecture, laisse errer son regard vers une riante campagne qu’on entrevoit au loin et ses pensées dériver vers des souvenirs. Des souvenirs qu’il a peut-être vécus s’il ne les a lus. Mais, toujours, il revient à ses livres. Certains alignent soigneusement leurs reliures nervurées dorées au fer, d’autres se poussent ou s’écrasent, parfois gonflés de feuillets de notes intercalaires qui dépassent un peu, d’autres même sont posés à plat, empilés avec une petite touche désordonnée qui leur donne ce charme si particulier.

Il s’est parfois tancé de cette exclusive passion et s’est décidé à sortir… le fameux esprit sain dans un corps sain. En a-t-il lu des livres pour l’affirmer ! Ces fois-là, il s’est levé, presque désorienté, avant de se diriger vers la porte. Celle de droite ? Celle de gauche ? Oui, celle-ci. Il a longé un couloir jusqu’à la toute dernière porte. La porte de sortie. Brune, d’un brun chaud et profond. Luisante, comme cirée et polie par des générations et des générations de ménagères appliquées. La porte de sortie vers le monde lumineux qu’assurent ses souvenirs. Il a tendu la main vers la poignée, soudain poussé par un murmure tout à la fois encourageant et un rien moqueur. Comme si tous ces livres le mettaient là au défi de sortir. Il fait si beau dehors, susurrait l’un. Te souviens-tu ? C’est comme ce passage, tu sais, où l’on évoque le velours de la brise qui vous effleure ou la caresse d’un tendre soleil de printemps… Va, disait l’autre, tu entendras ces oiseaux au chant mélodieux que tant de voyageurs ont contés. Et si t’attendait une tendre amie pour partager tes rêves, insistait un autre, ou t’emporter dans une passion brûlante et des aventures étranges, taquinait un autre encore.

Et, là, sur le seuil, voilà qu’il hésitait, qu’il se souvenait des émotions ressenties dans ces lieux mêmes qu’il allait quitter, à lire ces mots précieux qu’il entendait bruisser et, non, non, il ne pouvait pas. Avait-il peur ? Ou savait-il que la vie, qu’aucune vie, ne saurait être à la hauteur de ses rêves ? Alors, il revenait sur ses pas. Dans la première pièce, ou dans une suivante et, parfois, il avait l’impression que la bibliothèque tout entière le regardait d’un petit air railleur qui le mettait en rage.
Oui, parfois, il avait attrapé ces bouquins insolents et les avait jetés à travers la pièce à toute volée pour les voir s’écraser, misérables, déchirés, avec leurs dosserets effilochés et leurs mots pitoyables. Oui, c’était arrivé et, avant même d’en avoir honte, il avait pleuré, ramassant chaque page avec des gestes délicats, les lissant du plat de la main et les rangeant avec amour et pitié.
Des crises dont il sortait épuisé, vaincu, et qui se rallumaient parfois dans l’instant lorsque, prenant alors un livre pour retrouver un semblant de calme, il s’ouvrait, au hasard… sur une page moqueuse détaillant les ravages de la passion, les esclavages consentis, voire l’irrésolution de la nature humaine.

Mais, d’autres fois, alors que pantelant de fureur encore, il saisissait un de ces maudits ouvrages pour en fustiger la sordide commisération, son regard tombait sur des mots si doux, si consolants, qu’il fondait en larmes dont il n’aurait su dire si elles étaient chagrin ou pure tendresse…
Puis, avec le temps, ces velléités s’étaient estompées…

À travers ces couloirs, ces pièces et ces livres, il errait parfois, caressant là un cuir très doux, posant son regard sur un titre enchanteur, ou drôle, ou, non, pas celui-ci… ce n’est pas le moment le mieux choisi, ou l’heure, ou le jour… ou il fait gris et j’aimerais une lecture gaie, ou l’orage est proche et c’est un temps pour les contes, ou la chaleur est prenante et je feuilletterais d’un doigt négligent des images de voyages… ou même un merveilleux livre de cuisine illustré de sorbets, de gâteaux, ou un guide de jardins dissertant sur une infinie variété de roses…

Alors, sortir ? Peut-être avec le temps était-il devenu un peu plus raide, peut-être savait-il tellement de choses qu’aucun monde ne l’aurait enchanté ou peut-être vivait-il le véritable amour ?

Il avait lu tant de choses. Il lui semblait que tout ce que la misère humaine pouvait porter, il l’avait ressenti… Tant de choses pénibles, cruelles, horribles. Qui aurait pensé que la nature humaine pouvait abriter ceci ?
Il avait lu tant de choses belles, savantes, admirables. Qui aurait pensé que la nature humaine pouvait y atteindre ?
Oui, il savait qu’il lirait tout, bien que le nombre d’ouvrages au cœur duquel il vivait fût infini… il aurait le temps… tout le temps qu’il faudrait… exactement le temps qu’il faudrait…

Alors pourquoi se soucier, même s’il se sentait à présent fatigué, quand il suffisait de se lever et de prendre ce petit livre-là, juste là. Un très petit ouvrage qu’il n’avait jamais remarqué, relié de peausserie fine et veloutée, si douce, et qui ne portait pas de titre…
La lampe brûlait doucement d’une lumière rosée. La peau était veloutée, si douce… Il approcha le livre de son visage et l’ouvrit avant de s’assoupir en l’appuyant un peu contre sa joue. Il y avait un fond de chagrin autour de lui, de l’inquiétude aussi mais de la douceur plus encore ; il était tellement aimé…

Peu à peu, comme portés par un vent imperceptible, les étagères et les murs qui les avaient soutenues s’enroulaient en spirales, se mêlaient aux livres qui s’assemblaient, pièces par pièces, rangées par rangées, comme de tendres fantômes se rassemblant autour de lui, qui se fondaient en brume et se densifiaient… Sa bibliothèque… Plus belle qu’aucun homme ne l’avait jamais rêvée, qu’aucun livre ne l’avait jamais écrite, belle et sage comme il l’avait toujours sue, comme il l’avait toujours aimée.
Et parce qu’elle était sienne, elle baisa sa bouche et ses yeux de ses lèvres tendres et l’entoura de ses bras très doux avant de refermer sur eux la couverture.

Dans un coin du jardin déserté qu’embaumaient les glycines et les lilas, un livre était resté sur un banc. Il ne portait aucun nom d’auteur, mais seulement un titre, en lettres dorées : le Lecteur.

(panneau de droite)

En fait, personne ne sut jamais ce qu’il s’était exactement passé. Il est vrai qu’elle avait toujours vécu retirée. Sans doute est-ce le propre des sorcières. Mais qu’est exactement une sorcière ? Une femme sage et seule qui a lu les lignes du ciel, tiré le temps des nuages et guetté, jour après jour, les signes de chaque brin d’herbe.
Elle était ainsi. On la craignait un peu, certes, mais d’une crainte confuse mâtinée de quelque tendresse. Elle était celle qui errait parmi les saules brumeux et revêches au bord des étangs et savait faire tomber la fièvre. Elle était celle qui veillait sur les ventres arrondis auprès des femmes angoissées quand vient le temps où les hommes de la maison boivent ou se cachent. Elle était celle devant qui tremblaient les jeunes gens mais à laquelle ils apportaient le produit de leur chasse, un gâteau de leur mère, ou la quelconque offrande qui leur attirerait les grâces de la jeune fille convoitée. Justement celle qui avait apporté la veille un pain blanc, quelques œufs, des fleurs dans l’espoir que l’élu daignerait les regarder…
Cela marchait. Cela marchait toujours. Elle était la sorcière du village et les sorcières connaissent chaque cœur : les hommes ne sont ni plus complexes, ni plus difficiles à lire que les nuages ou l’herbe ou le vent. Ils ont leurs orages violents et leurs pluies douces et ces trouées ensoleillées où les plus humbles et les plus simples atteignent au firmament portés par des ailes du rêve, de la beauté ou de l’amour.
Cela marchait car elle savait les mots, ceux qui lient et ceux qui enchantent, ceux qui transforment la fille de ferme en princesse captive et le fils du meunier en chevalier…
La sorcière du village.

Non, personne ne sut ce qu’il s’était passé, même l’idiot, qu’elle avait mis en apprentissage chez le forgeron et qui, par la grâce du regard qu’elle avait un jour jeté sur lui, était devenu orfèvre. On l’appelait toujours « l’idiot », mais cet idiot-là, avec ses doigts de magicien, avait amené au village l’or des villes à l’entour et bien des dames étaient venues dans ce coin de la forge où se façonnaient des joyaux tels, disait-on, qu’on n’en avait jamais vus, même à la cour.
Et l’idiot était venu ce matin-là, très tôt. Elle n’était pas au bord de la rivière, battant le linge et essorant les songes. Elle n’était pas dans son petit potager à cueillir des simples, comme elle le faisait si souvent. Alors il avait juste poussé la porte qui n’était jamais fermée et elle était là, comme endormie, une main allongée sur la table, l’autre abandonnée sur ses genoux. Les hauts montants du vieux fauteuil qui l’avaient retenue de la chute ne l’avaient pas retenue ici… Ô dieux ! Cette femme-là, cette femme-là entre toutes pouvait mourir ? Mais elle était si jeune encore ! Les sorcières vivent vieilles, très vieilles ! Elles sont toutes racornies d’âge et de cœur. N’en est-il pas ainsi dans tous les villages et tous les contes ?
Elle ne pouvait les abandonner ainsi ! Il s’était enfui, aveuglé de larmes, volant jusqu’à la petite église parce qu’il n’y avait plus qu’à espérer un miracle…
Mais les miracles, il faut y croire très fort, et peut-on y croire lorsqu’il n’y a plus qu’un visage exsangue, une bouche ouverte dans une muette imploration, des yeux déjà tournés vers ailleurs…

Le prêtre était venu. Tout de suite. Aussi vite que ses vieilles jambes tordues l’avaient porté. Les prêtres évitent les sorcières, c’est bien connu, alors il ferait acte de repentir mais, maintenant, il courait. Il courait et il priait. Cela n’avait aucun sens ; il savait qu’elle était morte mais il priait, et il prierait encore, chaque jour de sa vie, c’était ainsi. Il pourrait toujours prétexter des onguents dont elle avait soulagé ses douleurs de vieillard… mais il savait qu’une part de l’âme de ce village était partie…
Elle était toute pâle, pas rigide encore, et il avait trouvé la force d’allonger ce corps qui ne pesait plus guère sur la paillasse de feuilles de châtaignier puis il avait pleuré et prié, sans oser fermer ces yeux qui n’étaient point ceux de la mort. Deux immenses flaques noires pailletées d’étoiles.
Quand il s’était retourné, l’idiot était là. Et sa mère. Et le forgeron. Et la vieille du chemin du bois, emmitouflée. Et le meunier. Et le sabotier. Et la femme du tanneur avec son petit dernier. Et… et…
Et, dehors, tout le village était là, craintif, respectueux et plein de chagrin. Et le prêtre ferma doucement la porte puis laissa l’idiot mettre le feu à la cabane, comme ce devait être, car c’est moins dur, hein, pour un idiot ? Il ne comprend pas vraiment… ou alors, justement, il comprend tellement…

Un jour l’herbe recouvrirait ce tout petit monceau de cendres ; les armoises, le thym redevenus sauvages se mêleraient aux grandes fleurs mauves de ciboule. Peut-être un curieux y trouverait-il un jour une longue fibule d’or, ou un chapelet pieusement déposé dans un timbre de pierre fendu et noirci.

Un jour… mais que lui importait puisqu’elle montait avec la fumée vers ces étoiles dont elle avait toujours rêvé. Ses yeux qui n’existaient plus s’emplissaient de ciels et de mondes avec d’autres soleils et de galaxies et d’univers.
Elle avait vécu dans un village et elle retournait à l’univers dont elle était issue. Elle se fondait à lui dilatant son âme à l’emplir tout entière. Puis au-delà encore. Des mondes et des mondes encore où tout avait existé, où tout existerait. Où les montagnes devenaient du sable et le sable des diamants, où les cendres de la mort enfantaient des roses et les roses des poètes. Des mondes où l’horreur était sublime et la beauté terrifiante.
Elle avait soigné des villageois par des simples et des paroles, sans savoir que ces simples n’étaient que la perfection aboutie de l’univers juste concentrée pour cette poussière d’univers où elle avait vécu. Sans savoir que ses paroles n’étaient que l’écho d’un chant qui relie chaque chose, chaque être de chaque monde à l’infini et elle était l’infini comme chacun d’eux.
Elle connaissait désormais toutes les folies et toutes les sagesses, toutes les raisons et toutes les passions, toutes les vies possibles et toute l’humanité. Et l’humanité tenait toute entière aussi bien dans un village que dans un prêtre, un idiot, une sorcière ou un lecteur perdu dans une bibliothèque…

Il y avait quelque part un homme dans un fauteuil, sous la clarté rosée d’une lampe, et il lisait. Il suffisait simplement d’oublier ce qu’elle avait été, de se percher au bord de longues étagères et de condenser tout ce qu’elle savait dans les précieux livres qui l’entouraient puis d’en créer d’autres et d’autres à l’infini, qu’il y puise sa vie car seuls les mots portaient la vie…
Elle l’accompagnerait et elle l’écrirait, quant au titre, il n’aurait aucune importance… Le lecteur, peut-être…

The Tea Dragon Society

Autrice : Katie O’Neill
Le lien du webcomic

Pas de quête épique, pas de poursuites infernales. L’histoire est “juste” celle d’une jeune forgeronne qui découvre l’existence des dragons-thé et apprend à s’en occuper.
C’est doux. Tendre. Apaisé comme l’heure du thé.
Ca montre le plaisir d’apprendre, de se faire de nouveaux amis.
Le décor est assez intemporel, mais pas ultra-moderne.
Les personnages sont genderfluid de façon très réussie.
Et c’est bourré d’idées pour les créateurs d’univers, les rôlistes 😉

La VF est publiée chez Bliss.

Pandemics’Tales

Parce qu’il était casanier et que sa femme voulait qu’ils sortent un peu, il demanda au Génie :
– Je fais le souhait de pouvoir passer tout mon temps à la maison avec des séries en streaming et des jeux vidéo à gogo !
Ce soir-là, quand il la rejoignit au lit, il remarqua qu’elle faisait une drôle de tête :
– Tu sais, tu pouvais juste me dire que tu n’avais pas envie, t’étais pas obligé de gâcher aussi la vie des voisins.

The Tale of Nokdu

Il vit sur une île isolée, avec son père et son frère, quand un groupe d’assassines tente de les zigouiller. Son enquête le conduit dans un village de veuves, qui abrite le groupe d’assassines, et il se déguise donc en veuve pour en apprendre plus. Il fait la rencontre d’Elle dont la famille a été tuée et qui a été recueillie par la maison des courtisanes qui travaille en symbiose avec le village des veuves.
Pour qu’Elle ne devienne pas courtisane, Il paie et l’adopte en tant que mère. Ils se disputent et s’aiment.
Puis ils quittent le village pour mener chacun leur quête (lui son enquête, elle sa vengeance), il devient garde royal, elle devient servante…
Le rythme est assez curieux : on est toujours sur du 16 grosses heures, mais par épisodes de 30 minutes.
L’histoire évolue beaucoup : la vie au village des veuves, lui cachée en tant que femme, la vie à la capitale, etc.
J’ai aimé la simplicité avec laquelle Lui devient une femme, sans se prendre la tête, sans se sentir menacé dans sa virilité et en restant le grand guerrier.
Le truc “en plus” de cette histoire, c’est le lien entre les personnages : au fil des épisodes, une famille disparate se compose, adoptant sur son passage tous ceux qui sont seuls et qui vont aider.
Et des méchants rongés par leurs folies et faiblesses.
Ici, les gentils ne sont pas les gentils parce qu’ils sont too much, mais juste parce qu’ils sont sains et ont compris le vrai sens de la vie.

Rouge

Avant montage, la couverture de l’anthologie Rouge (Nice Fictions 2019) parue aux Vagabonds du Rêve :

(c) Hélène Marchetto

Mâle, mon héros

Je suis née dans les années 1970. J’ai été amoureuse d’Indiana Jones et d’Han Solo. (De Raistlin, également, et de Sherlock Holmes, mais c’est une autre histoire 😉 ) Je n’ai pas été horrifiée que Jones capture une petite poulette de son fouet. Je voudrais bien vous raconter que, très tôt, j’ai remis en cause le modèle du couple monogame hétérocentré, mais ça n’est pas du tout le cas. C’était le Modèle et même si, confusément, je sentais bien qu’il ne me correspondait pas, à moi, personnellement, ça venait forcément de moi. J’ai aimé les bad boys. En fiction, parce que, irl, faut pas déconner non plus.
Ma première grosse claque narrative, je pense que c’est Buffy contre les vampires. Il y a eu un avant et un après.
Et puis un jour, après des années à se farcir la télévision classique et ses programmations déplorables (épisodes dans le désordre, diffusion tardive…), la bonne qualité des connexions internet a changé tout ça.
Et puis il y a eu Netflix : on peut pester contre les grandes compagnies, mais il y a eu là aussi un avant et un après. J’ai probablement souscrit à l’abonnement pour The Good Place à l’été 2018. Tout de suite, je suis tombée sur Love in the Moonlight et A Korean Odyssey.
Si j’ai trouvé le premier charmant (je n’ai jamais caché mon attrait pour les comédies romantiques), le deuxième a été une nouvelle claque : j’ai pris davantage conscience de mon inculture (non, je ne savais rien de la Pérégrination vers l’Ouest et, oui, j’ignorais que le petit garçon avec une queue de singe dans Dragon Ball était le roi-singe), mais j’ai aussi été littéralement séduite par cette fantasy mythologique et le questionnement sur l’amour. Lui est un dieu qui veut la manger, Elle, mais en est empêché seulement par un objet magique qui l’oblige à tomber amoureux. Que vaut cet amour forcé ?

70 dramas plus tard…
Tandis que, vendredi soir, une académie de vieux mâles blancs sacrait l’un des siens, indifférente à la saine indignation que cela allait déclencher à travers le monde, je binde-watchais Her Private Life. Le genre de comédies romantiques sur lesquelles je n’aurais pas fait un billet. Parce que c’est mignon, mais ça me fait plaisir à moi, je n’ai rien à en dire particulièrement.
Sur les réseaux sociaux, on parlait de ces prédateurs dont le visage monstrueux ne nous saute aux yeux que désormais, après #MeToo, et, de l’autre, j’avançais dans une série tendre où le héros… hé bien… est juste… un homme ? Pas un prédateur, un homme.

Pause
Je n’ai remis en question le Modèle que très récemment.
#MeToo a été une révélation pour moi car, comme la majorité d’entre nous, j’avais considéré normaux des comportements qui ne l’étaient carrément pas. Et, comme pas mal d’entre nous, j’ai lu la mauvaise foi au fil des commentaires imbéciles : comment peut-on séduire si on n’a plus le droit de contraindre l’autre ?
Les baisers volés ? J’avais toujours eu en tête les paroles d’Alain Souchon.
Et puis, y’a pas longtemps, parce qu’un garçon me plaisait vraiment beaucoup, des (plusieurs) copines (bien intentionnées) m’ont demandé pourquoi je ne lui volais pas un baiser, justement. Pourquoi je ne lui offrais pas un verre ou deux, m’habillant “légèrement”…
Pourquoi ?
Parce que, du coup, pour établir la confiance avec ledit gars, je le sentais super moyen.
“J’ai envie de t’embrasser ; est-ce que c’est réciproque ? Et, même si c’est réciproque, mais que tu ne peux pas, pour des raisons qui t’appartiennent, ben, ça s’arrête là.”

70 dramas plus tard…
Je ne parle pas de société. Je ne connais pas (vraiment) la société coréenne et je me doute qu’elle n’est pas forcément tellement plus tendre que la nôtre envers les femmes.
Je parle de fictions. De narrations.
Parce que nos modèles commencent avec les fictions.
Je ne sais pas combien j’ai pu regarder de films et de séries depuis ma naissance, lire de livres… mais je fais le pari que la majorité était française ou américaine.

70 dramas coréens plus tard…
Alors, oui, Lui est très riche. Le syndrome de Cendrillon ? Je ne trouve pas. En général, Elle est méritante, intelligente, cultivée malgré le coût des études.
Lui pleure, facilement, souvent. Il est beau et érotisé, mais il n’est pas un objet sexuel.
Il ne l’embrasse pas de force. Il lui demande sa permission, il attend.
Même s’il a très très envie d’Elle car ils sont très très amoureux, il s’assure qu’Elle sait bien ce qu’ils vont faire, qu’Elle est pleinement d’accord.
Comment peut-on séduire si on n’a plus le droit de contraindre l’autre ?
Alors j’ai un secret pour vous : la question est totalement autre.
Comment se fait-il que les modèles occidentaux ne soient plus séduisants du tout après quelques dramas ?

A l’est, Her Private Life.
C’est une “simple” comédie romantique.
Elle travaille dans une galerie d’art, Il devient son chef et ils tombent amoureux et… Le genre de comédie que j’apprécie, mais dont je me doute que ça n’intéresse pas grand monde ici 😉
Sauf que le héros est l’anti-prédateur et que ça fonctionne super bien.
Elle a un secret : sur son temps libre, elle est la fan la plus investie d’une idole qu’elle suit partout, prend en photo… ce qu’elle ne veut surtout pas qu’on découvre, de crainte de casser son image “lisse” de conservatrice.
Lui, sur un malentendu, pense que son secret est qu’elle est lesbienne (en couple avec sa meilleure amie) et il va donc protéger cette vie privée qu’il pense menacée.
Bien sûr, ce malentendu est un prétexte pour démarrer leur histoire de façon humoristique, mais, en fait, au delà du malentendu cocasse, le traitement en est très tendre : pas un instant, tant qu’il la croit lesbienne, il ne la voit en tant que femme et il veut s’assurer de protéger son employée comme minorité menacée par une société conservatrice. Et, quand il découvre qu’elle est hétéro, ils ne se sautent pas dessus.

– Ben, quoi, c’est normal, non ?
– Oui, c’est normal. Mais cette normalité est agréable. Cet homme est complètement un anti-prédateur et c’est juste incroyablement romantique.
– Ouais, ben, moi, je trouve ça juste normal.
– Tu as raison. Mais j’aime les comédies romantiques tendres bourrées de consentements.

A l’ouest, Cinquante Nuances de Grey.
Bon, oui, je sais, je n’ai ni lu le livre ni lu le film. Sorry.
Je suis pleine de préjugés.
De préjugés qui me disent que ça ne parle pas de respect et de consentement.

La Matrice
Quand on a ouvert les yeux, on ne peut plus revenir en arrière.
Je suis de celles qui, longtemps, n’ont pas vu ce qui clochait. Parce qu’il y avait un Modèle et c’était comme ça. Et même s’il n’était pas le mien, c’était celui qui était. Je devais me protéger, moi, perso, mais je n’avais aucune idée du Système. Aucune idée que les fictions peuvent le nourrir ou le rendre obsolète.
Aucune idée que, un jour, je ne pourrais plus du tout mettre les mêmes idées derrière “comédie romantique”.
Est-ce tout simplement pour cela que la pop-culture coréenne séduit autant les jeunes femmes ? En tout cas, si certains vieux mâles occidentaux ne voient pas comment on peut draguer, elles, elles le visualisent très très bien !

Aujourd’hui, je ne renie pas Indiana Jones, je l’ai aimé. Mais j’aurais probablement un petit sourire gêné face à lui et je déclinerais poliment son invitation à dîner.
Et, ça, je ne l’avais vraiment pas vu venir.
Ceux qui n’évoluent pas disparaissent. La masculinité va changer. Elle sera respectueuse et tendre et ceux qui rateront le virage se mangeront un mur.

Rendez-vous dans quelques années 🙂
Pour ma part, je ne sais vraiment pas comment j’écrirai l’amour demain, mais je sais que plus rien ne sera jamais comment avant…
/musique de fin

Histoire d’ogre et de pont

10.000 signes

Il était une fois. Oui, cette fois précise là. Évidemment, personne ne sait jamais laquelle, mais c’est ainsi que commencent les histoires et, partant, celle ci. Il était donc une fois un ogre qui vivait sous un pont. Ce n’était pas parfaitement régulier puisque ce sont les trolls qui vivent sous les ponts mais, d’une part, cet ogre l’ignorait et, d’autre part, il est fort probable qu’il ait eu l’un d’entre eux pour ancêtre. Pour tout dire, il était très laid. Vraiment très laid. Avec des sourcils proéminents, d’immenses dents plantées de guingois et de longs poils touffus plein les oreilles. Sans doute louchait il aussi, mais l’histoire n’en dit rien.
Donc, cet ogre vivait sous un pont. Un pont passablement bien situé, sur une large route heureusement très fréquentée, car les jeunes gens des proches villages, y ayant perdu quelques uns des leurs, avaient renoncé à y passer, mais bon… il y en avait toujours un pour jouer au plus malin. Notamment parce que la jeune Aloyse se moquait copieusement de leur poltronnerie. N’y passait elle pas quasi quotidiennement pour aller vendre des œufs, des fromages, des paniers ?
De fait, c’était non seulement le plus court chemin entre le village et sa ferme mais, aussi, le moins approprié aux soupirants trop entreprenants.
Ah, direz-vous, mais n’y avait il pas un ogre sous ce pont, et qui dévorait les imprudents de passage ? Eh bien, oui. Seulement, la nourriture, ce n’est pas tout dans la vie. Et Aloyse, si elle était fort bavarde, comme nombre de jeunes filles, était également sinon fort savante, du moins fort réfléchie. On en a du temps lorsque l’on garde des chèvres, ou que l’on tresse des paniers et toutes ces choses si ennuyeuses qui occupent les mains mais non l’esprit. Ce qui fait sans doute toute la supériorité de la gent féminine au bout de siècles passés à laver la vaisselle.
C’est dire qu’elle consacrait beaucoup de ses pensées… à penser justement, tout à fait comme les ogres qui s’ennuient. Et comme toutes ces pensées eussent été vaines si elle n’en avait usé, elle les faisait largement partager à son petit frère qui trottinait à ses côtés, l’aidant tantôt à porter quelques bricoles, ramassant tantôt un joli caillou, réclamant tantôt un nouveau conte ou répétant les horribles fables qui couraient sur ce pont. Sa grande sœur ne faisait qu’en rire. D’abord les ogres n’existent pas. Et puis ils ne mangent que les enfants méchants – et, toi, tu es un petit garçon vraiment gentil n’est-ce pas ? – ou bien les adolescents boutonneux qui bourdonnent comme des mouches. Ça a bon goût, dis, un adolescent boutonneux ? Bien sûr que non, mais les jeunes gens bien, eux, ne traînent pas sur les chemins… Ils étudient à l’école, comptent en contemplant les étoiles, et lisent en écrivant de la poésie dans les marges… quand ils ont le temps.
Bref, toutes ces conversations avaient toujours un petit tour cultivé et charmant que l’ogre prisait fort. Il se faisait donc un devoir de semer auprès du pont de ces petits cailloux brillants qui comblaient de joie le garçonnet.

Or il advint qu’après quelques années, le roi du pays, cherchant un raccourci pour rejoindre une chasse dont une quelconque paysanne l’avait distrait, vint à passer par là en compagnie de deux piquiers quand soudain…
… il n’y eut plus qu’un piquier. La vue, ou l’odeur, de l’ogre avait tant effrayé les chevaux qu’ils s’étaient cabrés et enfuis, n’emportant qu’un de leurs cavaliers après avoir désarçonné les deux autres. Ne restaient sur le pont que deux hommes terrorisés. Naturellement, le brave soldat aurait dû se jeter devant son roi pour le défendre. Il était censé avoir une pique après tout même si, présentement, on se demande où elle était passée. Néanmoins, c’était sans importance puisque le roi, lui, l’eût alors écarté noblement pour, tirant son épée, faire courageusement face au danger. Certes, c’est ainsi que cela se passe dans les contes. Mais sur ce pont ordinaire, le roi ne put tirer son épée. Pas qu’elle fut coincée. Non, non, encore eût il fallu que la peur lui permît d’y penser.
Il y a quelque chose d’affreux et de pitoyable dans deux hommes à genoux en train de supplier pour leur vie. Évidemment, ce n’était pas là ce dont l’ogre avait rêvé, lui qui connaissait ses classiques et savait ce que l’on doit attendre d’un roi, surtout dans un conte. Mais voilà, c’était tout ce qu’il avait sous la main en tant que roi et il y avait une charmante jeune fille en âge de se marier dans une ferme proche où personne ne passerait jamais.
Après maintes prières et supplications, assuré que le sujet ne se défilerait pas de peur que le survivant n’en fasse des gorges chaudes, voire ne soutienne quelque obscur cousin prétendant au trône, l’ogre accepta de lui laisser la vie. Si, et si seulement, il allait chercher la fille de la ferme voisine en s’engageant à l’épouser.
Voilà le roi encore flageolant sur ses jambes en train de demander la main de leur fille à deux pauvres vieillards ébahis. C’est que la situation n’est pas des plus fréquentes, si même on n’en a jamais entendu parler. Bigre, on a beau avoir les bras qui vous en tombent, on se sent en peine de refuser une telle demande, même si la fille en question tourne un peu du nez. Première impression très réciproque, il faut bien le dire. Si les rois ne sont pas toujours très regardants sur les souillons, on les leur présente d’ordinaire soigneusement peignées et lavées. Détail auquel l’ogre n’avait certes pas songé, bien qu’il faille reconnaître à sa décharge que l’on n’en parle jamais. Par chance, il n’avait pas pensé davantage à cet autre détail… que le jeune frère, navré du départ de sa grande sœur et en larmes, tint à ce qu’elle emportât sa collection de cailloux en souvenir de lui.
Force est d’admettre que la vue du roi, lorsqu’il vit les mains de l’enfant pleines de gemmes dont une seule eut payé la moitié de son royaume, s’éclaircit assez pour distinguer combien sa promise était ravissante sous sa crasse et en dépit de sa crinière ébouriffée.
Ce fût ainsi qu’Aloyse devint reine, quoiqu’elle fût entrée par les communs du château et dûment étrillée et brossée avant d’être présentée à la cour.
Et ce fut une brillante reine, aussi aimable qu’avisée, et dotée d’un fort gracieux visage, ce qui ne gâte rien quoiqu’on puisse en penser.

Après avoir débuté par Il était une fois, il ne reste plus qu’à conclure par Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Hélas, cette fois là n’était décidément pas la bonne car la reine n’en eut point. De toute manière, du côté du père, ce n’aurait pas été gagné d’avance. Mais, bon, c’était comme ça, elle n’eut point d’enfants. Quant à vivre heureux, il n’est pas du tout certain que ce fut possible avec un roi courant tout ce qui portait jupon.
Nonobstant, pour satisfaire à la tradition, la reine fit construire une vaste ferme à ses parents et dota richement son frère qui préféra malgré tout rester auprès d’eux.

Or vint un jour où la reine, qui réfléchissait beaucoup et disposait d’encore plus de temps qu’avant et, partant, de celui de s’instruire, éprouva quelque nostalgie du temps passé et souhaita retourner sur les lieux de son enfance. Quelle ne fut pas sa surprise d’y arriver sans passer le pont, son frère ayant habilement fait détourner la route à proximité de sa ferme à son plus grand bénéfice. C’est qu’à présent, on y venait de fort loin pour acquérir fromages, miel et conserves – garantis bio – de la Ferme de la Reine qui fournissait, entre autres, et à prix d’or, toutes les bonnes auberges du royaume.
Aussi, bien qu’elle eût de quoi être fière des résultats de son éducation, notre jeune reine, échappant à la vigilance de ses serviteurs, coupa t elle à travers champs pour rejoindre le vieux pont délaissé. Et, lorsqu’il en émergea, elle fut bien obligée d’admettre que, oui, il y avait un ogre sous le pont. Au demeurant, elle eut à peine le temps d’avoir peur. Il est tellement rare que les ogres vous rappellent des anecdotes de votre enfance et s’enquièrent de ce que vous êtes devenue.
Alors, quand elle eut bien pleuré et conté l’ennui de la cour, il la fit rire en évoquant la mésaventure du roi, que celui ci n’avait jamais vraiment exposée, et elle le fit rire en lui apprenant que les petits cailloux semés pour son frère valaient de telles fortunes que l’on se battait pour leur possession. Et puis il y avait tellement de choses passionnantes dont seuls savent le prix ceux qui se sont vraiment ennuyés longtemps.

En prenant le chemin du retour, elle était si gaie qu’elle se promit de revenir souvent. Ce qu’elle fit. Et parce qu’une aussi raisonnable compagnie ne pouvait que bénéficier à un esprit réceptif, elle finit par prendre en main les rênes du royaume dont la prospérité ne fut jamais si grande. Il est vrai que, de son côté, le roi ne s’en occupait plus du tout, ce qui fait que, lorsqu’il mourut, tout alla encore mieux qu’avant.
La reine avait alors bien vieilli et, malgré tout, sous ce pont trop humide, l’ogre finissait par souffrir de rhumatismes. C’est pourquoi, sans que vraiment l’un ou l’autre l’ait formellement décidé, il finit par s’installer au château. De toute manière, la reine était beaucoup trop aimée pour que quiconque pût se formaliser d’un proche conseiller assez solitaire en dépit de sa grande sagesse. Un très grand moine, avec un capuchon rabattu très bas sur le front, que certains, ayant entraperçu son visage, assuraient bien laid et fort âgé.
Il ne devait pourtant pas être si vieux que ça car, ayant survécu à la reine, il servit encore de longues années comme conseiller de son neveu, un très prudent jeune homme qu’elle avait désigné pour lui succéder. C’est pourquoi, lorsque son précieux mentor mourut à son tour, le jeune roi reconnaissant le fit enterrer dans le cloître auprès de celle qui avait été si longtemps son amie. Sans doute avaient-ils encore beaucoup de choses à se dire puisque les ogres n’existant pas, leur magie murmure forcément au travers des pierres.