14.000 signes
(panneau de gauche)
Depuis quand est-il là ? Et comment est-il entré, s’il est jamais entré ? Peut-être un jour par aventure a-t-il poussé la porte d’une superbe tour, ou d’un vaste mas ensoleillé ou d’une vague cabane au fond d’un jardin… Il est là, simplement, dans un vaste fauteuil, au centre d’une vaste salle aux murs couverts de livres. Par les hautes fenêtres étroites entre un jour clair et d’improbables ouvertures donnent sur d’autres salles emplies de livres, ou des escaliers courant vers d’autres salles et d’autres livres encore. Alors, peut-être n’est-il jamais entré ou n’a-t-il jamais voulu sortir ?
Dans ce fauteuil profond, auprès de cette table patinée, près de cette haute lampe qu’il allumera à l’approche du soir, est-il seulement conscient d’être heureux ? Heureux comme nul ne saurait jamais l’être. Parfois, une ombre de chagrin l’effleure pourtant : pourra-t-il jamais lire tous ces livres ? Il serait affreux de ne le pouvoir et il y en a tant ! À l’infini peut-être. Mais cette crainte demeure fugitive car il sait, de façon très confuse, que sa vie ne saurait s’éteindre qu’il ne les ait lus.
Parfois, il interrompt sa lecture, laisse errer son regard vers une riante campagne qu’on entrevoit au loin et ses pensées dériver vers des souvenirs. Des souvenirs qu’il a peut-être vécus s’il ne les a lus. Mais, toujours, il revient à ses livres. Certains alignent soigneusement leurs reliures nervurées dorées au fer, d’autres se poussent ou s’écrasent, parfois gonflés de feuillets de notes intercalaires qui dépassent un peu, d’autres même sont posés à plat, empilés avec une petite touche désordonnée qui leur donne ce charme si particulier.
Il s’est parfois tancé de cette exclusive passion et s’est décidé à sortir… le fameux esprit sain dans un corps sain. En a-t-il lu des livres pour l’affirmer ! Ces fois-là, il s’est levé, presque désorienté, avant de se diriger vers la porte. Celle de droite ? Celle de gauche ? Oui, celle-ci. Il a longé un couloir jusqu’à la toute dernière porte. La porte de sortie. Brune, d’un brun chaud et profond. Luisante, comme cirée et polie par des générations et des générations de ménagères appliquées. La porte de sortie vers le monde lumineux qu’assurent ses souvenirs. Il a tendu la main vers la poignée, soudain poussé par un murmure tout à la fois encourageant et un rien moqueur. Comme si tous ces livres le mettaient là au défi de sortir. Il fait si beau dehors, susurrait l’un. Te souviens-tu ? C’est comme ce passage, tu sais, où l’on évoque le velours de la brise qui vous effleure ou la caresse d’un tendre soleil de printemps… Va, disait l’autre, tu entendras ces oiseaux au chant mélodieux que tant de voyageurs ont contés. Et si t’attendait une tendre amie pour partager tes rêves, insistait un autre, ou t’emporter dans une passion brûlante et des aventures étranges, taquinait un autre encore.
Et, là, sur le seuil, voilà qu’il hésitait, qu’il se souvenait des émotions ressenties dans ces lieux mêmes qu’il allait quitter, à lire ces mots précieux qu’il entendait bruisser et, non, non, il ne pouvait pas. Avait-il peur ? Ou savait-il que la vie, qu’aucune vie, ne saurait être à la hauteur de ses rêves ? Alors, il revenait sur ses pas. Dans la première pièce, ou dans une suivante et, parfois, il avait l’impression que la bibliothèque tout entière le regardait d’un petit air railleur qui le mettait en rage.
Oui, parfois, il avait attrapé ces bouquins insolents et les avait jetés à travers la pièce à toute volée pour les voir s’écraser, misérables, déchirés, avec leurs dosserets effilochés et leurs mots pitoyables. Oui, c’était arrivé et, avant même d’en avoir honte, il avait pleuré, ramassant chaque page avec des gestes délicats, les lissant du plat de la main et les rangeant avec amour et pitié.
Des crises dont il sortait épuisé, vaincu, et qui se rallumaient parfois dans l’instant lorsque, prenant alors un livre pour retrouver un semblant de calme, il s’ouvrait, au hasard… sur une page moqueuse détaillant les ravages de la passion, les esclavages consentis, voire l’irrésolution de la nature humaine.
Mais, d’autres fois, alors que pantelant de fureur encore, il saisissait un de ces maudits ouvrages pour en fustiger la sordide commisération, son regard tombait sur des mots si doux, si consolants, qu’il fondait en larmes dont il n’aurait su dire si elles étaient chagrin ou pure tendresse…
Puis, avec le temps, ces velléités s’étaient estompées…
À travers ces couloirs, ces pièces et ces livres, il errait parfois, caressant là un cuir très doux, posant son regard sur un titre enchanteur, ou drôle, ou, non, pas celui-ci… ce n’est pas le moment le mieux choisi, ou l’heure, ou le jour… ou il fait gris et j’aimerais une lecture gaie, ou l’orage est proche et c’est un temps pour les contes, ou la chaleur est prenante et je feuilletterais d’un doigt négligent des images de voyages… ou même un merveilleux livre de cuisine illustré de sorbets, de gâteaux, ou un guide de jardins dissertant sur une infinie variété de roses…
Alors, sortir ? Peut-être avec le temps était-il devenu un peu plus raide, peut-être savait-il tellement de choses qu’aucun monde ne l’aurait enchanté ou peut-être vivait-il le véritable amour ?
Il avait lu tant de choses. Il lui semblait que tout ce que la misère humaine pouvait porter, il l’avait ressenti… Tant de choses pénibles, cruelles, horribles. Qui aurait pensé que la nature humaine pouvait abriter ceci ?
Il avait lu tant de choses belles, savantes, admirables. Qui aurait pensé que la nature humaine pouvait y atteindre ?
Oui, il savait qu’il lirait tout, bien que le nombre d’ouvrages au cœur duquel il vivait fût infini… il aurait le temps… tout le temps qu’il faudrait… exactement le temps qu’il faudrait…
Alors pourquoi se soucier, même s’il se sentait à présent fatigué, quand il suffisait de se lever et de prendre ce petit livre-là, juste là. Un très petit ouvrage qu’il n’avait jamais remarqué, relié de peausserie fine et veloutée, si douce, et qui ne portait pas de titre…
La lampe brûlait doucement d’une lumière rosée. La peau était veloutée, si douce… Il approcha le livre de son visage et l’ouvrit avant de s’assoupir en l’appuyant un peu contre sa joue. Il y avait un fond de chagrin autour de lui, de l’inquiétude aussi mais de la douceur plus encore ; il était tellement aimé…
Peu à peu, comme portés par un vent imperceptible, les étagères et les murs qui les avaient soutenues s’enroulaient en spirales, se mêlaient aux livres qui s’assemblaient, pièces par pièces, rangées par rangées, comme de tendres fantômes se rassemblant autour de lui, qui se fondaient en brume et se densifiaient… Sa bibliothèque… Plus belle qu’aucun homme ne l’avait jamais rêvée, qu’aucun livre ne l’avait jamais écrite, belle et sage comme il l’avait toujours sue, comme il l’avait toujours aimée.
Et parce qu’elle était sienne, elle baisa sa bouche et ses yeux de ses lèvres tendres et l’entoura de ses bras très doux avant de refermer sur eux la couverture.
Dans un coin du jardin déserté qu’embaumaient les glycines et les lilas, un livre était resté sur un banc. Il ne portait aucun nom d’auteur, mais seulement un titre, en lettres dorées : le Lecteur.
(panneau de droite)
En fait, personne ne sut jamais ce qu’il s’était exactement passé. Il est vrai qu’elle avait toujours vécu retirée. Sans doute est-ce le propre des sorcières. Mais qu’est exactement une sorcière ? Une femme sage et seule qui a lu les lignes du ciel, tiré le temps des nuages et guetté, jour après jour, les signes de chaque brin d’herbe.
Elle était ainsi. On la craignait un peu, certes, mais d’une crainte confuse mâtinée de quelque tendresse. Elle était celle qui errait parmi les saules brumeux et revêches au bord des étangs et savait faire tomber la fièvre. Elle était celle qui veillait sur les ventres arrondis auprès des femmes angoissées quand vient le temps où les hommes de la maison boivent ou se cachent. Elle était celle devant qui tremblaient les jeunes gens mais à laquelle ils apportaient le produit de leur chasse, un gâteau de leur mère, ou la quelconque offrande qui leur attirerait les grâces de la jeune fille convoitée. Justement celle qui avait apporté la veille un pain blanc, quelques œufs, des fleurs dans l’espoir que l’élu daignerait les regarder…
Cela marchait. Cela marchait toujours. Elle était la sorcière du village et les sorcières connaissent chaque cœur : les hommes ne sont ni plus complexes, ni plus difficiles à lire que les nuages ou l’herbe ou le vent. Ils ont leurs orages violents et leurs pluies douces et ces trouées ensoleillées où les plus humbles et les plus simples atteignent au firmament portés par des ailes du rêve, de la beauté ou de l’amour.
Cela marchait car elle savait les mots, ceux qui lient et ceux qui enchantent, ceux qui transforment la fille de ferme en princesse captive et le fils du meunier en chevalier…
La sorcière du village.
Non, personne ne sut ce qu’il s’était passé, même l’idiot, qu’elle avait mis en apprentissage chez le forgeron et qui, par la grâce du regard qu’elle avait un jour jeté sur lui, était devenu orfèvre. On l’appelait toujours « l’idiot », mais cet idiot-là, avec ses doigts de magicien, avait amené au village l’or des villes à l’entour et bien des dames étaient venues dans ce coin de la forge où se façonnaient des joyaux tels, disait-on, qu’on n’en avait jamais vus, même à la cour.
Et l’idiot était venu ce matin-là, très tôt. Elle n’était pas au bord de la rivière, battant le linge et essorant les songes. Elle n’était pas dans son petit potager à cueillir des simples, comme elle le faisait si souvent. Alors il avait juste poussé la porte qui n’était jamais fermée et elle était là, comme endormie, une main allongée sur la table, l’autre abandonnée sur ses genoux. Les hauts montants du vieux fauteuil qui l’avaient retenue de la chute ne l’avaient pas retenue ici… Ô dieux ! Cette femme-là, cette femme-là entre toutes pouvait mourir ? Mais elle était si jeune encore ! Les sorcières vivent vieilles, très vieilles ! Elles sont toutes racornies d’âge et de cœur. N’en est-il pas ainsi dans tous les villages et tous les contes ?
Elle ne pouvait les abandonner ainsi ! Il s’était enfui, aveuglé de larmes, volant jusqu’à la petite église parce qu’il n’y avait plus qu’à espérer un miracle…
Mais les miracles, il faut y croire très fort, et peut-on y croire lorsqu’il n’y a plus qu’un visage exsangue, une bouche ouverte dans une muette imploration, des yeux déjà tournés vers ailleurs…
Le prêtre était venu. Tout de suite. Aussi vite que ses vieilles jambes tordues l’avaient porté. Les prêtres évitent les sorcières, c’est bien connu, alors il ferait acte de repentir mais, maintenant, il courait. Il courait et il priait. Cela n’avait aucun sens ; il savait qu’elle était morte mais il priait, et il prierait encore, chaque jour de sa vie, c’était ainsi. Il pourrait toujours prétexter des onguents dont elle avait soulagé ses douleurs de vieillard… mais il savait qu’une part de l’âme de ce village était partie…
Elle était toute pâle, pas rigide encore, et il avait trouvé la force d’allonger ce corps qui ne pesait plus guère sur la paillasse de feuilles de châtaignier puis il avait pleuré et prié, sans oser fermer ces yeux qui n’étaient point ceux de la mort. Deux immenses flaques noires pailletées d’étoiles.
Quand il s’était retourné, l’idiot était là. Et sa mère. Et le forgeron. Et la vieille du chemin du bois, emmitouflée. Et le meunier. Et le sabotier. Et la femme du tanneur avec son petit dernier. Et… et…
Et, dehors, tout le village était là, craintif, respectueux et plein de chagrin. Et le prêtre ferma doucement la porte puis laissa l’idiot mettre le feu à la cabane, comme ce devait être, car c’est moins dur, hein, pour un idiot ? Il ne comprend pas vraiment… ou alors, justement, il comprend tellement…
Un jour l’herbe recouvrirait ce tout petit monceau de cendres ; les armoises, le thym redevenus sauvages se mêleraient aux grandes fleurs mauves de ciboule. Peut-être un curieux y trouverait-il un jour une longue fibule d’or, ou un chapelet pieusement déposé dans un timbre de pierre fendu et noirci.
Un jour… mais que lui importait puisqu’elle montait avec la fumée vers ces étoiles dont elle avait toujours rêvé. Ses yeux qui n’existaient plus s’emplissaient de ciels et de mondes avec d’autres soleils et de galaxies et d’univers.
Elle avait vécu dans un village et elle retournait à l’univers dont elle était issue. Elle se fondait à lui dilatant son âme à l’emplir tout entière. Puis au-delà encore. Des mondes et des mondes encore où tout avait existé, où tout existerait. Où les montagnes devenaient du sable et le sable des diamants, où les cendres de la mort enfantaient des roses et les roses des poètes. Des mondes où l’horreur était sublime et la beauté terrifiante.
Elle avait soigné des villageois par des simples et des paroles, sans savoir que ces simples n’étaient que la perfection aboutie de l’univers juste concentrée pour cette poussière d’univers où elle avait vécu. Sans savoir que ses paroles n’étaient que l’écho d’un chant qui relie chaque chose, chaque être de chaque monde à l’infini et elle était l’infini comme chacun d’eux.
Elle connaissait désormais toutes les folies et toutes les sagesses, toutes les raisons et toutes les passions, toutes les vies possibles et toute l’humanité. Et l’humanité tenait toute entière aussi bien dans un village que dans un prêtre, un idiot, une sorcière ou un lecteur perdu dans une bibliothèque…
Il y avait quelque part un homme dans un fauteuil, sous la clarté rosée d’une lampe, et il lisait. Il suffisait simplement d’oublier ce qu’elle avait été, de se percher au bord de longues étagères et de condenser tout ce qu’elle savait dans les précieux livres qui l’entouraient puis d’en créer d’autres et d’autres à l’infini, qu’il y puise sa vie car seuls les mots portaient la vie…
Elle l’accompagnerait et elle l’écrirait, quant au titre, il n’aurait aucune importance… Le lecteur, peut-être…
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