Ce billet va probablement être un peu long, mais j’ai plein de choses à vous dire…
J’ai grandi à Angoulême. Ce détail a de l’importance : enfante, j’étais persuadée qu’un festival international sur un thème populaire (la bande dessinée) était quelque chose de banal/normal. Et j’avoue que je n’ai jamais trop remis cette idée en cause.
En 1990, j’avais 17 ans et j’ai lancé un fanzine consacré aux jeux de rôle et à l’imaginaire : la Tribune des Vagabonds du Rêve. A cette époque, dans le milieu rôliste (mais pas que), il y avait beaucoup de fanzines. J’ai rapidement été contactée par d’autres fanéditeurices qui me proposaient qu’on fasse connaissance, qu’on échange, qu’on s’entraide. Ne me demandez pas pourquoi (parce que je n’en sais rien), mais mon réflexe a été : fédération. Je leur ai proposé que nous nous regroupions en une fédération de fanzines pour rendre visible cette entraide, pour communiquer davantage. Je l’ai appelé UTOPIA.
Comme nous y avions de la famille, nous allions quelques fois en vacances à Toulon et j’y avais repéré une grosse convention de jeux de rôle (la plus grosse à l’époque ?) : le France Sud Open (FSO). Mais, encore mineure, assez timide, je n’avais pas osé y aller. Puis, finalement, notre famille a quitté la Charente pour le Var et, devenue majeure, je me suis pointée à une petite convention de quartier, en me présentant comme représentante d’UTOPIA. Et, là, François Toucas, le président du FSO, me rencontre et me demande si UTOPIA veut participer à la grande convention de jeux.
Oui, forcément oui.
Je me souviens de notre premier stand, immense dans le contexte, couvert de fanzines venus de Belgique, de Suisse… et des fanéditeurices suisses, d’ailleurs, venu·es pour l’occasion.
A mes yeux (naïfs), une telle convention, aussi importante, avait une légitimité qui ne pouvait être remise en cause.
En 1995, les habitants de Toulon ont élu un maire FN. Le FSO a eu une dernière édition sur La Garde, mais la fin de la partie avait sonné.
Or doncques une convention/un festival, ça avait besoin d’un lieu pour exister, un lieu qui peut accueillir beaucoup de gens d’un coup et celui qui possède le lieu a pouvoir de vie et de mort sur l’évènement.
A mes camarades d’infortune organisateurices, alors que nous discutions de la suite (car le coup était affreusement douloureux), j’ai glissé le mot « fédération ». Et s’il existait une Fédération Française de Jeu de Rôle (FFJdR) qui naitrait des contacts et de l’énergie que nous avions rassemblées ?
Créée en 1996.
Un bénévole nous rejoint. Il s’appelle Jérôme Gayol, il habite le département d’à côté (les Alpes-Maritimes). Il arrive trop tard pour connaître le FSO et il en est frustré. (Aujourd’hui, il est le vice-président de Nice Fictions et des Vagabonds du Rêve.)
Alors je lui dis : « Et si on contactait le Festival International des Jeux (FIJ), à Cannes, et qu’on leur proposait d’œuvrer sur le JdR ? »
On a rencontré l’organisateur du tournoi de JdR qui voulait passer la main et… quelques années plus tard, Jérôme a dit aux associations locales : « Et si on se fédérait ? »
Le Groupement Azuréen des Associations Ludiques (GRAAL) est né.
Aux Imaginales 2013, je discute avec Ian Larue et on se dit : « Il n’existe pas de festival d’imaginaire de la nouvelle. Et, d’ailleurs, il n’y a pas tellement d’évènements d’imaginaire sur la Côte d’Azur. Si on en faisait un ? »
Puis je discute avec une autre amie et elle m’explique que l’université a cette possibilité légitime d’accueillir des évènements culturels et, d’ailleurs, le campus Saint-Jean-d’Angély, à Nice, reçoit des colloques, des séminaires…
J’avais été orga au FIJ 1998. Ensuite, la vie de maman de jeunes enfant·es puis maman solo m’avait éloigné de pas mal d’activités et je n’y venais plus qu’en tant que visiteuse et joueuse.
Me voilà donc au FIJ 2014, simple joueuse, et je recroise Jérôme qui, pendant ce temps, a tenu une boutique de JdR, a continué dans l’évènementiel et a appris des tas de choses.
Alors je lui dis : « Tu aimerais que mon festival de nouvelles ait un pôle Jeux ? »
A l’été 2014, Nice Fictions est né, avec Ian Larue, forcément, mais aussi, par exemple, avec Olivier ‘Akae’ Sanfilippo qui était dans l’orga du FIJ aux côtés de Jérôme ou avec Ugo Bellagamba (nous avions sympathisé entre « auteurices d’imaginaire niçois »).
Au printemps 2021, l’affaire Marsan est sortie. Même si « tout le monde savait », je pense que le voir écrit/détaillé/expliqué, ça fait un choc. Je faisais partie des gens « qui savaient un peu ». Je savais qu’il avait eu des comportements inappropriés, mais j’appartiens à une génération où les femmes étaient éduquées à penser que c’était normal qu’on abuse d’elles et, au fond, je me disais que cela devait être… limité ? C’est une erreur que, je pense, nous sommes nombreuses à avoir commise : nous ne percevions pas le côté systémique des agresseurs sexuels. Ils ne « dérapent pas quelques fois », c’est leur façon de vivre leur rapport aux femmes.
Au sein de Nice Fictions, je suis président·e : cela signifie que je peux dire ce que je veux, quand je veux, sans que personne ne vienne me le reprocher.
Alors il m’a été facile de dire que Nice Fictions condamnait ce genre de comportements, que nous avions mis en place une charte pour garantir un espace safe.
Mais, tandis que cette affaire bouleversait le monde de l’imaginaire, le silence de certains a été… bruyant ?
Oh, évidemment, que les ermites ne parlent pas, c’est logique, mais que des acteurs connus pour être diserts, des journalistes qui disent couvrir le domaine… ne parlent pas de quelque chose d’autre important, comment l’expliquer sinon par leur soutien affiché à un agresseur ?
A côté de ces silences complices, il y a eu les silences… de peur. Il y a eu des gens qui n’ont pas pu parler parce qu’iels ne le pouvaient pas.
Maintenant que c’est dit publiquement, nul besoin de le taire : dans l’interview que Stéphanie Nicot a donné aujourd’hui dans ActuSF (et je reviens dessus un peu plus bas dans ce billet), elle écrit : « Face au silence assourdissant de la Ville, j’ai écrit un post sur mon compte Facebook pour soutenir les victimes, d’abord par conviction personnelle, et ensuite pour exprimer les valeurs du festival. J’ai alors reçu un appel téléphonique d’une élue me parlant de « devoir de réserve », histoire de me museler, alors que je ne suis pas fonctionnaire de la Ville… »
Aussi certains se sont tus par complaisance, mais d’autres parce qu’iels étaient muselé·es.
J’ai donc posté sans réserve ici ou là en me disant que le peu que mes paroles portent, ce serait toujours ça de pris pour celles et ceux qui ne pouvaient pas.
Bien sûr, quelques supports comme ActuSF se sont fait le relais de l’info, mais j’ai été frappée par le peu de médias de notre milieu. En comptant ceux qui ont longtemps baigné dans le patriarcat (mais qui changent et c’est tant mieux), il restait bien peu d’endroits pour porter les paroles, toutes les paroles.
Aussi, à l’été, nous avons (re)lancé la Tribune des Vagabonds du Rêve, une webrevue consacrée à l’imaginaire, en nous disant qu’il n’y avait jamais trop de +1 en support ouvert et inclusif.
En mai, les Imaginales se sont tenues dans un climat particulier car, même sans être sur place, cela a beaucoup bruissé sur les réseaux : on annonçait que Stéphanie Nicot allait être renvoyée et même le nom de son successeur était donné (dans les personnes remarquées pour leur silence sur l’affaire Marsan parce que cette affaire n’est pas un point de détail, les femmes du milieu ont osé parler et, pour les dominants, c’est insupportable).
La Tribune n’existant pas au printemps 2021, je ne regrette pas mon absence de billet sur le sujet initial, mais, avec le recul, je regrette de ne pas avoir posé quelques notes ce mois de mai.
Début juin, lors de #NiceFictions22, nous avons reçu beaucoup de retours nous disant merci d’avoir créé un espace safe. Et ce retour n’était pas anodin pour nous : pari réussi ?
L’idée de disposer d’endroits safes et inclusifs semble devenir plus urgente/impérative.
Mi-juin parait le nouveau numéro de JdR Mag. Et c’est le choc : au milieu des billets d’humeur, un texte est posé là, avec tous les mots et arguments de l’extrême-droite.
(Pour plus de détails, je vous renvoie au billet de Psychée qui en parle sur son blog.)
Les réseaux s’enflamment, la rédaction est sollicitée et la réponse qui arrive est… troublante ? Il semblerait normal de laisser la parole libre même à des discours d’extrême-droite et, si cela ne nous convient pas, pourquoi ne pas proposer notre propre billet d’humeur ? Hein ?
Le JdR a trop peu de médias et nous sommes bien loin du foisonnement de fanzines des années 1990. Et l’un des rares magazines du genre n’a donc pas vraiment de politique éditoriale ? Tout texte peut y être publié sans que la rédaction ne sollicite une personne pour un propos ?
(Je fais ici une petite parenthèse car cela peut sembler étrange : dans les années 1990, Internet n’est pas encore répandu (perso, j’y ai eu accès en 1996) et l’impression à la demande n’existe pas, même les photocopies sont chères.
Un simple fanzine, c’était déjà des envois papier, des difficultés à se faire connaître.
Aujourd’hui, il est plus aisé de créer un site, une webrevue… et, pourtant, il existe moins de médias. La parole semble plus difficile, moins évidente.)
De ce constat, quelques initiatives ont vu le jour pour proposer de nouveaux médias dans un monde qui en manque donc cruellement. A l’heure où j’écris, il est trop tôt pour connaître le devenir de ces projets, mais je ne manquerais pas de suivre leurs avancées et de vous en informer.
Début juillet, dans Actualitté, parait une interview surréaliste : Stéphane Wieser annonce que la direction littéraire des Imaginales est à pourvoir par un appel d’offres qui vient d’être publié. Bien sûr qu’un évènement est libre de changer de direction, mais la façon de faire dit tout : le gars ne remercie pas les nombreux·ses bénévoles qui oeuvrent chaque année, il ne parle que de lui et de ses mérites supposés et, surtout… il ne remercie à aucun moment celle qui a fait de l’évènement ce qu’il est aujourd’hui. Stéphanie Nicot n’est jamais mentionnée ou remerciée.
Plus aucun doute n’est permis : ce qui se passe est sale.
Je n’ai pas voulu écrire de billet dans la foulée, je voulais savoir ce que Stéphanie avait à dire, je voulais d’abord l’entendre.
Sur la page Facebook de Nice Fictions, nous avons donc relayé les soutiens qui affluaient en sachant que Stéphanie s’exprimerait dans ActuSF, ce qui est tout à fait parfait puisque, à ce jour, c’est le principal média de notre milieu.
Puis l’interview est parue aujourd’hui.
En la lisant, je pense que j’ai eu la même sensation que beaucoup d’entre vous : on savait que ça craignait, mais… à ce point ?
On savait que Stéphanie était blâmée d’être solidaire des victimes de Marsan, mais c’est donc ainsi que cela se passe dans la tête de tous ces hommes de pouvoir, habitués à ce que la femme ne soit qu’un être inférieur dédiée à leurs seules satisfactions ?
On savait que les autrices Betty Piccioli et Silène Edgar étaient devenues la cible des masculinistes, mais aussi ouvertement ?
J’éprouve des sentiments contradictoires : évidemment, je suis navrée qu’un des deux plus gros festivals d’imaginaire français meurt, ce n’est forcément pas une bonne nouvelle.
Mais je ressens la même chose que, au mois de juin, quand la position de JdR Mag a été affichée publiquement.
Je suis soulagée également : soulagée que l’on voit le vrai visage de la « neutralité » (un mag qui laisse la parole à l’extrême-droite et aux masculinistes n’est pas l’allié de la diversité et des minorités), soulagée que Stéphanie Nicot n’ait plus à travailler pour ces gens-là et qu’elle puisse nous dire leur vrai visage et leurs méthodes.
Soulagée et motivée car ces affaires nous rappellent que nous devons rester motivé·es et vigilant·es.
Les Imaginales, ça n’est pas la ville d’Epinal, perdue dans les Vosges, qui se noiera dans un évènement commercial en 2023.
Les Imaginales, en réalité, c’est ce que Stéphanie et ses équipes ont fédéré pendant 20 ans. Les rencontres, les énergies… qui lui ont en retour manifesté leur plein soutien ces derniers jours. C’est un esprit que celles et ceux qu’il a touchées vont répandre à leur tour.
Beaucoup d’acteurs du milieu ont mentionné le tout jeune festival de Rennes, l’Ouest hurlant, et, clairement, quand on regarde la carte des évènements d’imaginaire en France, le territoire n’est pas homogène et le nord-ouest draine une bonne part des énergies. C’est Epinal qui a perdu aujourd’hui, pas le milieu de l’imaginaire.
De tous ces incidents, fort tristes, nous sortons reboostées. Parce qu’il est plus que nécessaire d’avoir plus de médias et que la Tribune, mais pas que, peut apporter sa part.
— Tu nous parles de la Tribune, mais on ne peut pas dire que vous publiez beaucoup d’actualités ?
— Yep. Ce n’est pas l’objectif. C’est une webrevue pérenne, sans pub, qui n’est soumise à aucune influence réactionnaire et qui est là, pour accueillir, donner la parole, soutenir. Elle vous accueille si vous cherchez un endroit où poser votre article, votre projet… sans aucune pression financière.
Reboosté·es également parce qu’il est important que nous ayons des évènements de qualité, nombreux (bon, surtout par chez nous, clairement, on se sent un peu seules) et que c’est un maillage fort qui garantit que, si l’un tombe, d’autres accueilleront les équipes, les envies, les savoirs.
En réalité, cette fin brutale des Imaginales m’a reportée 27 ans en arrière. Evidemment que les Imaginales, en taille, ne peuvent se comparer au FSO (ça n’a pas de sens dit comme ça), mais le plus gros évènement de JdR a été tué par une mairie réactionnaire. Et il en est sorti la FFJdR, le GRAAL… et je ne peux pas douter que toutes celles et ceux qui ont œuvré aux Imaginales ne soient pas très prochainement actif·ves sur de nouveaux et merveilleux projets. Parce qu’un évènement ne peut pas s’exprimer sans un lieu, mais, en réalité, le lieu n’est qu’un détail pratique : l’évènement est le fruit de ses organisateurices.
Je terminerais juste ce billet par un bouquet de ❤ pour Stéphanie. Je ne doute pas de son énergie et de ses compétences, je sais que de nouvelles aventures l’attendent.
A vous tou·tes qui organisez des conventions ou festivals, qui œuvrez dans des médias, j’espère que, ensemble, nous allons continuer de bâtir un monde de l’imaginaire dont nous allons être de plus en plus fières.
Live long and prosper!
Edit au 21/7/22 : En complément de ce billet, j’ai rédigé un billet « archives » avec des soutiens exprimés par plusieurs acteurices du milieu pour Stéphanie.
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