Lorsque la revue Bifrost (publiée par le Bélial) est née, y’a beaucoup d’années, j’étais ravie : oh, une revue SF en librairie ! On était en 1996, Internet démarrait à peine, on ne pensait pas encore à des sites d’actu en ligne ou à des blogs…
Je vais même ajouter que, à cette époque, j’étais une jeune femme. Optimiste1. Je pensais que les salaires des femmes et des hommes étaient équivalents et des tas de trucs du même genre.
Et puis il a bien fallu ouvrir les yeux. Si Bifrost était une des rares revues de SF, c’était aussi un boys’ club qui s’imaginait les rois de la montagne. Ce tournant, je le place en 2011.
Pourquoi 2011 ? Parce que c’est cette année-là qu’ils ont publié un torchon sous prétexte de décerner leurs Razzies annuels.
— Ah ah, c’est de l’humour, tu comprends rien !
Je ne me souviens pas de ce que j’en ai dit à l’époque car j’ai perdu pas mal de billets au cours de mes déménagements (webesques) successifs, mais Lucie Chenu a écrit sur le sujet et me mentionne : Razzies 2011 : quand la mauvaise foi se confond avec la diffamation. (Oui, le titre est un bon résumé.)
Au fil du temps, j’ai donc fait plus attention à leurs agressions, qui visaient sans surprise principalement les autrices.
Il y a un an, à l’occasion de son numéro sur Octavia E. Butler, la revue se parait d’une couverture… raciste.
— Pourquoi tu dis que c’est raciste ?
Franchement, je ne suis ni ta mère ni ta prof. Si tu ne vois pas le racisme de l’illustration, je ne peux rien pour toi.
Un an plus tard, same player, same game : couverture sexiste pour Anne Rice.
Luce Basseterre en a parlé sur Facebook et plusieurs autrices se sont jointes à ses remarques.
Prise de conscience de la rédaction ?
Malgré leurs grandes déclarations d’intention qu’ils ont changé, qu’ils sont plus ouverts, que… c’était peu probable qu’ils soient sortis du 20e siècle s’ils étaient OK avec leur racisme en 2022.
Bref, on a eu droit à tous les ouin ouin habituels des mascus dans ce genre de cas.
Et, comme une couverture sexiste ne serait pas complète sans son édito qui craint, le challenge a été relevé.
— Hein ? Quoi ?
ActuSF a annoncé sa liquidation en septembre et j’en ai notamment parlé dans un billet.
On peut très bien penser qu’ils n’ont pas été les meilleurs gestionnaires du monde, ça arrive, ce n’est pas un crime, toujours est-il qu’ils avaient une ouverture que le Bélial n’a pas.
Parce que, bon, le catalogue du Bélial n’est pas super lisible en ligne donc des pépites peuvent se cacher dans les trous de la Toile, mais, majoritairement, leur catalogue, c’est des mecs, des anglosaxons, des noms connus. Je ne dis pas qu’il ne faut pas les publier, mais ce n’est clairement pas l’éditeur qui prend des risques et œuvre pour la SF française2.
Et donc, dans son éditorial, au lieu de se taire, par respect pour le collègue qui a mis la clé sous la porte ou de dire un ou deux mots polis, Olivier Girard, le rédac’chef de Bifrost et éditeur du Bélial, se fout de la gueule de celui qui a osé, de celui qui a ouvert son catalogue.
Alors, en réalité, il a le droit, hein.
Quand tu es toujours debout et que l’autre est à terre, tu peux choisir de te moquer.
D’ailleurs, tu as raison, ça prouve que tes choix sont les bons puisque tu es toujours là.
Ouais… En même temps, quand tu es toujours debout parce que tu ne prends pas de risques, parce que tu restes au siècle précédent, tout en distillant ton venin sur les autres, les femmes et tous ceux qui ne sont pas tes potes, t’es toujours debout, mais ça n’a aucun intérêt pour la majorité qui n’est pas avec toi.
Maintenant, je vais reprendre ce que j’ai dit dans mon billet de septembre : une revue-papier en 2023, ça a du sens ?
Il y a quelques jours, je parlais du prix du livre et autres considérations et Matthias Wiesmann a rebondi avec un billet où il évoque notamment la dinguerie du papier : on produit du papier pour des produits jetables qui encombrent plus qu’ils ne sont lus.
— Ouais, mais Bifrost est une des rares revues de genre et c’est trop cool et ils ont des critiques et…
Réveille-toi !
Il y a plein de sites consacrés à l’actu SFFF et des blogs.
— Oui, mais les critiques de Bifrost, elles sont meilleures parce que…
Bien sûr que non. Il y a de bons chroniqueurs chez Bifrost et des mauvais, comme c’est exactement le cas sur tous les autres sites en ligne et chez les blogueur·ses.
Sauf que si tu n’explores pas ces sites, tu n’en parles pas… tu étouffes l’info et la diffusion.
Alors tu as le droit, hein, d’avoir ton aberration écologique à toi, on a tous de mauvaises pratiques à se reprocher, tu as le droit de te reconnaitre dans une ligne éditoriale tenue par des boomers qui ne sont pas capables d’ouvrir les yeux sur leur racisme/sexisme… mais, si l’on veut promouvoir la SF en France, si l’on veut promouvoir nos auteurices, si l’on veut briller un peu… ils ne seront pas dans la danse.
Et le site d’ActuSF est sans doute bien plus utile que Bifrost.
— Mais, du coup, là, ton billet, c’est plus un coup de gueule qu’une info ! J’ai rien appris !
Ouais… Voilà, c’était samedi soir, moi aussi, je peux avoir des humeurs.
Parce que, tu vois, dans mon précédent billet, j’évoquais le sujet du livre de genre en France et il faut être très réaliste. Il y a peu d’éditeurices SFFF et, pour être pérennes, chacun·e d’elleux ne doit pas publier plus de 25/30 titres par an. Si tu ôtes quelques classiques, des valeurs sures pour faire un peu d’argent, un peu d’auteurices internationales parce que le français ne cause pas super bien anglais, il n’y a quasi aucune place pour de nouvelles plumes et, rapidement, tu vois que les « nouvelles » plumes, ce sont deux/trois personnes qui vont rester « nouvelles » quelques années.
Je ne blâme personne : y’a pas le choix. Dans le système actuel, du livre, capitaliste, on ne peut pas faire mieux.
En parallèle, on a peu de festivals de genre et un public qui ne se renouvelle pas forcément.
— Ouais, t’exagères, on a les Utopiales et…
Vraiment ? UN gros festival à l’échelle d’un pays comme la France, ça suffit ?
Pendant ce temps-là, de grosses conventions geeks représentent l’imaginaire en France : jeux vidéo, mangas, Cosplay…
Alors, on a tous le droit d’être le vieil oncle raciste de Noël, hein…
Le souci, c’est que, pendant qu’on se satisfait de l’obsolescence, on est absent de la réalité.