Lovely Runner (2024)

16 épisodes (60+ minutes)

Queen of Tears n’était pas fini que, déjà, sur les réseaux, on parlait de Lovely Runner en les comparant. Les deux histoires n’ont aucun lien entre elles, mais ces deux dramas sont les gros succès de ce premier semestre 2024 et il y a eu quelques blagues autour du fait que, si le premier a été diffusé par Netflix, la plateforme n’a pas eu le second, pour le plus grand plaisir de la plateforme « concurrente »1 Viki.

Si j’avais donc suivi la première au fur et à mesure de sa diffusion, pour la seconde, j’ai volontairement attendu qu’elle soit disponible en entier, sous-titrée en entier… et que la 10e et dernière2 édition de Nice Fictions soit passée. Et je l’ai binge-watchée cette semaine, probablement aussi je l’avoue pour m’échapper un peu de la réalité de ce début d’année : des séries de qualité sont clairement une bouffée d’air dans le climat actuel.

Elle (Kim Hye-yoon3) est hospitalisée : suite à un accident, elle a perdu l’usage de ses jambes et, désespérée, elle veut mourir quand Lui (Byeon Woo-seok), un chanteur célèbre, l’appelle au téléphone dans le cadre d’une émission de radio. Elle s’énerve, disant que la vie ne vaut pas la peine, mais il lui demande de continuer à vivre. Elle est touchée et va reprendre sa vie, en fauteuil roulant, tout en lui étant reconnaissante, fan de l’ombre qui le suit dans sa carrière.

Puis arrive une journée assez merdique : Elle se présente à un entretien d’embauche, mais elle est refoulée car l’entreprise n’a pas d’accès pour les fauteuils, elle rate le concert de Lui et son groupe qu’elle attendait avec impatience, son téléphone tombe et la vitre se casse et, quand elle retourne vers l’arrêt de bus, son fauteuil électrique tombe en rade sous la neige.

Là, Lui la voit, arrête sa voiture et propose de la raccompagner chez elle quand Elle2, la meilleure amie d’Elle, arrive enfin pour la prendre. Fin de la très brève rencontre.
Plus tard, dans la nuit, aux infos, on apprend que Lui s’est suicidé.

Comme Elle considère qu’il lui a sauvé la vie ce jour-là à l’hôpital, elle est désespérée de son geste et… ses larmes (?) enclanchent la montre que Lui avait adolescent et qu’Elle avait racheté en tant que fan : la montre permet de voyager dans le temps.

Il est impossible de parler tranquillement d’une histoire de voyage dans le temps sans la spoiler donc je vais rester assez évasif.
Elle va tout de suite découvrir qu’il était son voisin quand ils étaient au lycée et elle va faire des allers-retours entre la fin de leur lycée / leurs années d’études et le temps présent. Bien sûr, plus elle essaie d’arranger les choses, plus tout se complique et on ajoute par dessus un tueur en série (parce que bon).

La narration utilise clairement des clichés : la fan, l’idole… mais c’est très plaisant car cela permet de se concentrer sur les boucles temporelles dans un univers familier. La comédie reste assez présente (beaucoup plus que dans Queen of Tears, par exemple) avec des choses simples et familières comme les deux familles de nos héros ou le ridicule tendre d’Elle2.

Pour moi, c’est clairement réussi : j’ai guetté les boucles, je suis resté concentré sur les détails, tout en m’attendrissant des deux héros qui sont charmants. Il manque une ou deux explications, je trouve, mais ça ne gâche pas l’ensemble.
Mais, si vous détestez les jeunes qui restent prudes4, les rôles simples comme la Fan, l’Idole ou le Policier, passez votre chemin. Si, comme moi, vous adorez les voyages dans le temps et les protagonistes gentils et maladroits, vous allez vous régaler.

Mention spéciale aux dynamiques : Elle est le héros solitaire qui pense qu’il doit tout porter sur ses épaules et qui « foire » car il ne sait pas demander de l’aide ; Lui incarne la douceur et l’Amour pur.

Edit au 16/7/24 : Netflix vient d’annoncer qu’ils diffuseraient la série au 1/8/24.

  1. Je mets « concurrente » entre guillemets, car les deux plateformes se complètent plutôt. On notera d’ailleurs que, si vous voulez des sous-titres à lire vite, Netflix sera plus indiqué alors que, si vous en voulez des plus précis / littéraux, ce sera Viki qui vous conviendra. (Je dis ça parce que Mère Dragon passe de l’une à l’autre à cause de ça…) ↩︎
  2. Il faudra probablement que je revienne dessus et que je vous parle du futur de l’association, mais ce n’est pas l’endroit… ↩︎
  3. qui joue dans Extraordinary You qui m’avait également beaucoup plu pour son aspect « mondes parallèles » ↩︎
  4. Oui oui, j’ai lu ça dans une critique et je ne m’en remets pas : en quoi est-ce affreux que des héros soient « prudes » ??? Depuis quand c’est devenu un problème ? ↩︎

Eye Love You (2024)

Blogguer est un drôle d’exercice (pour moi en tout cas, mais je doute être le seul) puisqu’il s’agit tout à la fois de s’adresser à l’Autre, cellui qui nous lit
donc de s’interroger sur ce qu’on a envie de lui dire, est-ce que c’est intéressant ?
mais aussi à son moi du futur, pour garder trace de pensées, d’expériences, de ressentis à un instant précis…
donc je ne parle pas que d’œuvres incontournables, marquantes et indispensables, mais de ce qui entraine ma pensée sur des chemins plus ou moins longs…

Je ne me souviens pas avoir vu de série télé japonaise donc je ne suis pas sûr que je n’en ai jamais vue, mais disons que celle-ci est la première dans ma mémoire actuelle.
J’ai regardé (vraiment beaucoup) de séries coréennes et chinoises et, forcément, au fil du temps, j’ai noté tout un tas de détails, parfois super inutiles : par exemple, dans une série chinoise, les amoureux sont susceptibles d’emménager très vite ensemble, alors que, dans une série coréenne, ils ne vont même pas s’attarder le soir l’un chez l’autre, l’emménagement étant plus lié au mariage et à la vie avec l’une des deux familles (sujet qui apparait pas mal dans Queen of Tears, notamment quand le père d’Elle demande à ce que ses petits enfants portent le nom de leur mère « par modernité » et se fait répondre par son fils que, pour lui, il a voulu que son enfant ait le nom du père
— mais qui m’évoque aussi Emma de Jane Austen où Elle ne veut pas se marier pour ne pas quitter son père).

Bref, tout ça pour vous dire que, dans Eye Love You, je n’ai aucune idée de ce qui relève des codes du pays, de ce qui est original, etc.
J’ai regardé parce que Netflix me l’affichait avec une énorme probabilité que ça me plaise et que je me suis laissé convaincre par le sujet (romance + fantastique) et par le petit plus (un rôle principal tenu par un Coréen donc l’annonce d’un croisement des cultures).

Nous avons tous des a priori, ce n’est pas forcément « bien », mais c’est une réalité. Et, comme on ne peut pas étudier à fond tous les sujets, la plupart de nos a priori nous suivent toute notre vie.
Plutôt que de les cacher, autant en parler pour ce qu’ils sont, des a priori, donc des idées basées sur du… rien.
J’ai une réticence envers la culture japonaise à cause de la place que la femme y occupe. Il n’y a aucun « pays féministe », mais les représentations culturelles peuvent s’affranchir des vraies habitudes des vrais gens. Enfant, j’ai forcément été baigné d’animes (Dragon Ball, les Chevaliers du Zodiaque…), mais, dernièrement, j’ai lâché un anime en cours de route car j’étais mal à l’aise avec le perso féminin principal, disons… anormalement douce et soumise ?
Donc, voilà, j’ai bien aimé Eye Love You, mais j’ai de gros bémols sur le personnage d’Elle : elle est clairement rigolote (elle se met en colère quand elle a faim et apprécie la nourriture plus que la moyenne), elle est PDG d’une entreprise écoresponsable qui produit du café et du chocolat… mais, alors qu’elle peut être colère et qu’elle dirige une entreprise, elle adopte des codes de soumission et s’excuse en permanence, voire semble craindre son associé (et employé) — qui est super gentil, en fait.

Le propos :
Suite à un accident, Elle lit désormais les pensées des gens quand elle croise leurs regards. Si cela peut aider dans la gestion en affaires, elle n’ose plus nouer de relations romantiques.
Puis elle croise un séduisant Coréen, gentil, intelligent, bon cuisinier… et, si elle entend bien ses pensées, elle ne peut les comprendre.
En parallèle, Lui possède un livre illustré pour enfant, en coréen, qui raconte l’histoire d’une petite fille qui lit dans les pensées…

L’histoire est relativement courte (10 épisodes de 46 minutes, mais le premier en fait 60), il n’y a aucun Méchant : on est sur du fantastique doux. Le motif principal est la question de la place d’un super pouvoir dans les relations, avec le mystère autour du livre pour enfants qui semble raconter (prédire ?) l’histoire d’Elle et Lui.

De ce que j’en perçois (donc en tant que personne non qualifiée pour parler de la culture de ces deux pays), l’humour joue surtout sur les différences entre pays : Lui peut sembler impudique aux yeux d’Elle tandis qu’Elle semble trop farouche, grosso modo.
Elle2, la meilleure amie d’Elle, porte le rôle de la femme sans barrière, sans timidité, qui fonce (mais semble étrange aux yeux de son entourage).
Mais la différence Japon/Corée est également au service de la séparation rationnel/fantastique : lors d’une recherche internet (en japonais) sur le fait de lire dans les pensées, un personnage tombe sur des liens qui le renvoie vers les maladies mentales et il ajoute alors « Corée » dans sa recherche et trouve du contenu plus mystique (et utile à son enquête).

En résumé, on a donc des ingrédients réconfortants (des personnages gentils, une intrigue amoureuse et fantastique) et un tout bien sympathique.

My Demon (2023)

J’avais un doute en abordant cette série. Elle était présentée comme la rencontre entre Elle1, riche héritière arrogante, et Lui1, démon trop beau pour être vrai, genre un peu romance tirée par les cheveux.

Elle2, femme âgée à la tête d’un conglomérat, est entourée de ses deux enfants, Lui2 et Elle3, de son neveu, Lui3, et a recueilli Elle1 dont les parents ont été tués dans un accident de la route quand elle avait 10 ans.
Si Lui3 est tranquillement adorable et probablement épris d’Elle1, Lui2 et Elle3 sont a priori aussi antipathiques l’un que l’autre.
Alors que la vie d’Elle1 est menacée, Lui1 vient à son secours, mais son tatouage, marqueur de ses pouvoirs, est transféré mystérieusement à Elle1.
Puis Elle2 meurt… assassinée ? et ayant désigné Elle1 comme son héritière à condition qu’elle se marie dans l’année.

Avec les ingrédients de ce qui aurait pu être une romance, on se retrouve en réalité avec deux intrigues entrecroisées : un polar avec un Méchant Très Très Méchant et une histoire fantastique basée sur la destinée et les vies antérieures.
Je n’en dirai pas plus pour ne pas spoiler, mais, en parallèle aux deux intrigues, on retrouve tout un cortège d’amusants personnages secondaires qui allègent le tout, assez lourd quand même : ça n’est pas forcément filmé de façon cru, mais je mettrais bien quelques TW car la violence envers femmes et enfants est très présente.

Quant à moi qui aime le mélange fantastique et polar et les méchants punis, je n’ai rien à redire.
Ah, tiens, si, un dernier mot : Lui1 est interprété par Song Kang et j’avoue que j’avais un doute, genre il a plus une gueule d’ange (voire d’angelot) que de sombre démon. Mais, en réalité, c’est tout à fait raccord avec l’intrigue et la mythologie posée ici.

Mr. Queen (2020)

20 épisodes de 66/81 minutes
2 mini-épisodes bonus (30 minutes et 3 chapitres chaque) sous le titre
Mr. Queen: The Bamboo Forest

Suite à un accident, Lui1 (Kim Jung-hyun), homme de notre époque, se réveille dans le corps d’Elle1 (Shin Hye-sun), reine il y a 200 ans. Chef cuisinier à la Maison-Bleue, dragueur invétéré et hétéro, il essaie d’abord de trouver un moyen de « s’échapper » (ce qui, bien sûr, lui est impossible : comment contrôler pareille chose ?) avant d’accepter sa condition (i.e. survivre dans un palais bourré d’ennemi·es, aux côtés d’un roi qui ne l’aime pas).

Lorsque j’ai énoncé le pitch devant Cadette, elle a remarqué : « On dirait le début d’un anime ! » et je trouve que cela correspond assez bien. Cela débute de façon assez drôle/décalé : Lui1, obsédé par les femmes et par son propre pénis, fuit le roi et rêve de charmantes concubines ; pour conquérir le coeur d’Elle2, la méchante douairière régente, il utilise ses talents de cuisinier ; Lui2, le roi, fait semblant de lire du porno en journée au lieu de travailler pour dissimuler ses plans… et les musiques viennent ponctuer les actions.

Et puis, forcément, petit à petit, l’histoire devient plus sérieuse : les méchants complotent et Lui1-Elle1 doit échapper à la mort, les relations prennent de la profondeur…

Gros coup de coeur pour ce drama qui mélange allègrement de sombres complots, de l’humour décalé, mais pas méchant, des réflexions sur l’identité (qui est réellement Lui1, le personnage principal, qui est influencé par les désirs et les souvenirs d’Elle1 ?), sur les relations (bien sûr, Lui2 va s’éprendre de Lui1-Elle1), un voyage dans le temps…

/pause
Je me demande s’il s’agit réellement d’un voyage dans le temps.
Il me semble que la notion de voyage implique d’un individu, à l’aide d’une machine ou d’un sort (ou d’un procédé quelconque), se déplace dans le temps.
Là, on est plus sur une cause fantastique/surnaturelle qui déplace une âme…

Bref, avant de continuer ce billet, je ne peux que vous inviter à le regarder et,
maintenant
***************** SPOILERS *****************

L’un des gros atouts/charmes de cette histoire est l’originalité du personnage principal : Lui1 sait quel accident il a eu, mais ignore tout d’Elle1 et de ce qui lui est arrivé. Au début, on est tenté de croire qu’ils auraient inversé leur corps (ce qui n’est pas le cas).
Lui1 démarre donc avec un corps qui ne lui convient pas (pas de pénis, avoir des règles…) et doit enquêter sur Elle1, sur qui elle est et qu’est-ce qui lui est arrivé ?
Il comprend qu’elle s’est suicidée et a quitté son corps. Tout n’est pas expliqué, c’est à nous, spectateurs, qu’il revient de rassembler le puzzle : ma théorie est qu’Elle1 revient dans son corps grâce à la présence de Lui1 qui la rassure et la protège (lève ses doutes et ses angoisses ?).
Comme j’avais lu quelques commentaires sur la série avant de la regarder, j’ai essayé de guetter quand/comment Elle1 était présente, mais je n’en suis pas sûre du tout. A un moment, la voix off de Lui1 disparait pour laisser la place à Elle1, mais c’est toujours Lui1, sa façon de penser, ses valeurs…

Et donc Lui1, malgré son appétence pour les femmes et sa fière hétérosexualité, laisse la place aux désirs d’Elle1 et accepte de bonne grâce que… ça lui plait.
Là, on touche le « chaque spectateur va voir ce qu’il veut voir ».
J’ai lu, ici et là, des « mais Lui2, puisqu’il s’éprend de Lui1-Elle1, est gay ? » et, franchement… on s’en fout, non ? A un moment, Lui1-Elle1 se qualifie de mi-homme mi-femme et, effectivement, je lae perçois comme un personnage non-binaire. Et Lui2 est amoureux, simplement, d’une personne.

On notera également la relation entre Elle1 et Lui3, son cousin épris d’elle.
Si Lui2 aime la combinaison de Lui1-Elle1, Lui3 n’aime qu’Elle1 et déteste Lui1 qui lui rend bien.

L’idée, il me semble, est que Lui1 et Elle1 ont suffisamment fusionné pour s’influencer et se changer mutuellement et seront forcément différent·es après ce « voyage initiatique ».

Au final, un drama drôle et prenant, sans temps mort, et qui offre tout un tas de discussions sur l’identité et le genre avec vos meilleur·es potes 😉

Ce billet a également été publié sur la #TribuneVdR.

Missing: The Other Side (2020)

12 épisodes de 59/76 minutes

Les fantômes des morts dont le corps n’a pas été retrouvé vivent dans un petit village perdu en montagne. Lui1 (Soo Go) est… un mec génial. Juste. Pas un génie ni rien, je veux dire, un mec bien qui ne supporte pas l’injustice, vole au secours des autres, n’a peur de rien quand il s’agit d’aider. L’histoire débute par deux évènements : il est témoin de l’enlèvement d’Elle1, la fiancée du Lui2, et il découvre le village / qu’il peut voir les fantômes.

Lui1 va être poursuivi par les ravisseurs d’Elle1, puisqu’il a été le témoin de leur crime, va croiser la route de Lui2, qui est policier.

Pour ce qui est de l’intrigue, puisque c’est un polar, nul besoin d’en dire plus. Il y a deux affaires principales et Lui1, aidé de Lui3, autre personne pouvant voir le village et ses fantômes, peut directement interroger les victimes.

Sur le papier, le sujet est vraiment parfait et j’ai adoré les premiers épisodes. Du polar fantastique, l’idée du village et de ses fantômes est vraiment sympa… mais il y a un petit quelque chose qui cloche. Le début part très fort car Lui1 est poursuivi par les Méchants et manque de mourir plusieurs fois. On se dit qu’il y a quelque chose de magique chez lui… et puis non. Alors que la série n’est pas super longue (seulement 12 épisodes), j’ai eu le sentiment d’un petit essoufflement. Ou, plutôt, moi qui ai l’habitude de dévorer les séries d’un trait, j’ai laissé passer plusieurs jours avant de regarder les deux derniers épisodes.

Parce que la magie, l’originalité… semblent cantonnées au début. Ensuite, les choses se déroulent seulement sans vraiment nous surprendre.

Ne vous méprenez pas : rien que par son cadre, je trouve que cette série vaut la peine. Elle s’essouffle, mais elle ne devient pas nulle. Juste, je me dis, il y avait de quoi faire mieux/plus… mais ça en reste un polar fantastique bien sympa.

Ce billet a également été publié sur la #TribuneVdR.

Le Gardien

6.050 signes

Assoupi à flanc de colline, gorgé de soleil, le temple s’arrondissait en gradins éclatants autour du parvis circulaire pavé de blanc. Les lourdes plaques d’obsidienne dont ils avaient été revêtus s’étaient descellées par endroits, dessinant d’inquiétants sourires ponctués de buissons malingres. Sur les dernières rangées, quelques eucalyptus, d’immenses pins millénaires étendaient leurs doigts arthritiques, indifférents aux criaillements moqueurs de quelques mouettes isolées.

Au loin s’étendait la mer, à peine devinée, dans le gris-bleu tremblant d’une chaleur brumeuse.

J’ai été là. Immobile au bord d’un bassin au fond pierreux oublié des eaux mêmes du ciel. J’ai attendu. Et je suis là encore. Immobile, invisible à quiconque pourrait passer, si quiconque passait un jour. Les renards, les furets, les insectes mêmes l’ont su mais eux aussi l’ont oublié et sont revenus. Ainsi, s’il passait, ce promeneur solitaire, ne verrait-il là qu’une ruine. Une ruine si parfaitement ordinaire qu’il n’y discernerait rien de l’absolue solitude qui y règne et sur laquelle je veille depuis si longtemps qu’aucune légende ne garde trace de moi. Moi, le Gardien, le veilleur de l’éternité.

J’ai été là lorsque Caius l’a découverte sur la plage. Je l’y avais tirée et l’avais veillée jusqu’à ce qu’il s’en approche. Je savais qu’il viendrait parce qu’il descend jusqu’à la plage presque chaque jour sans que je sache pourquoi. Il m’a vu de loin et je me suis retiré sachant qu’il aurait peur. Ainsi n’a-t-il vu de moi que ce qu’il a cru en voir, un grand chien noir à côté d’une quelconque épave. Mais si j’ignore pourquoi il vient, je le sais curieux de tout. Il ramasse parfois quelque galet poli, un morceau de bois, un coquillage… Je sais aussi qu’il est bon et qu’il ne pourrait la laisser là abandonnée.
Il s’est approché, intrigué par cette chose immobile et, d’un coup, il s’est jeté à genoux sur les cailloux, vérifiant anxieusement le plus léger signe de vie, avant que, brusquement, son cœur ne s’enfle d’espoir et de reconnaissance. Avant même ses paroles, ses pensées s’élevaient vers les dieux en bénédictions, ne démêlant pas bien s’il fallait se réjouir qu’ils aient écarté ce chien efflanqué et lugubre ou lui rendre grâce d’avoir attiré ses regards.

Oui, j’étais là lorsqu’il l’a soulevée avec délicatesse pour repartir, en courant presque, ayant laissé ses paniers en vrac sur la plage. Oui, Caius est curieux et il est bon. C’est un bon esclave aussi, et celui d’un bon maître, car la faute qu’il a commise, même sans savoir si elle lui serait pardonnée, ne signe pas un cœur étriqué. Il est fort aussi, car, si légère soit-elle, ce n’était pas un mince exploit de la ramener aussi vite dans la colline. Et il fut pardonné. Ou ignoré ? le domaine abrite tant d’esclaves… encore que les soins que reçut l’enfant ne pouvaient passer inaperçus. Je n’aurais pas permis qu’il en fut autrement. Pourtant, le maître de Caius aura certainement souri : il ne l’a jamais puni ou dissuadé de recueillir les chiens pelés, les chats galeux, les oiseaux blessés…
Elle a guéri, son séjour sur la plage avait été bref, j’y avais veillé et l’eau n’est jamais glaciale en cette saison. Et puis son petit corps s’accrochait à la vie. Aurais-je pu ne pas la recueillir quand elle s’est jetée à la mer au large des côtes parce que des marins l’avaient découverte… et ses derniers mots avaient été pour moi.

Caius s’est toujours affligé qu’elle fût muette mais, la barrière de la langue estompée, que lui eût-elle dit d’une sordide enfance à Subure où sa mère avait été vendue comme esclave. Du moins cette mère était-elle belle, et magicienne, même si ce fut insuffisant à protéger son enfant ou seulement sa vie.
Que deviennent les princesses égyptiennes dont les maîtresses ont déplu ? Et leurs filles ? De petites créatures qui meurent ou qui s’enfuient et, parfois, par une grâce étrange, une petite servante muette dans un grand domaine étranger.
Elle y avait trouvé sa place, celle que Caius lui avait assignée dans un coin de la bibliothèque du maître, à tailler des calames bien pointus, à lisser des tablettes ou des peaux, à écouter.
C’était là qu’elle passait la quasi-totalité de ses journées. C’était là que le maître passait les siennes. Il lisait. Il étudiait. Il recevait des amis avec lesquels il discutait. Il écrivait aussi. Lorsqu’il réfléchissait, souvent à voix haute, son regard effleurait parfois la silhouette menue, quasiment invisible dans son silence. Peut-être était-elle magicienne après tout car, lorsqu’elle l’écoutait, sa réflexion se faisait plus claire, ses raisonnements plus incisifs, sa pensée plus vaste. Leurs regards s’étaient croisés, rarement, et il avait eu l’intuition qu’elle percevait ses pensées presque mieux que lui-même, au point qu’il lui avait adressé parfois quelques mots, comme oubliant qu’elle ne pouvait répondre.
Et qu’aurait-elle répondu ? Esclave protégée d’un esclave et dont les affreux souvenirs s’étaient peu à peu enfouis, délités, pour laisser place à une forme de bonheur dans ce vaste domaine planté d’oliviers et de vignes au flanc de collines couronnées de pins tranchant sur le ciel toujours bleu.
Mais, moi, je savais qu’elle ne m’avait pas oublié, dans ses regards qui guettaient les ombres, dans les pensées affectueuses que le sommeil laissait échapper de ses lèvres, dans l’amicale reconnaissance qu’elle portait à Caius, même si elle ne se manifestait que par des riens. Et je m’émerveillais que sa beauté, qui éclipserait bientôt celle de sa mère, fût à ce point enclose en sa raison qu’elle semblait voilée par magie.

Mais même moi, qui savait tout de son cœur, l’avenir m’était caché. Et j’ai été là lorsqu’elle a hurlé, d’une voix rauque et cassée de n’avoir pas servi. Et là encore lorsque Caius s’est précipité et que le médecin accourut à ses cris mais il n’y avait plus rien à faire.
La cérémonie funéraire serait belle et grandiose, les pleureuses nombreuses et le maître laisserait bien des regrets et bien des serviteurs, mais pas cette petite esclave à peine utile à tailler des roseaux car j’étais là quand elle s’est enfuie et je n’avais plus rien à faire ici.
Elle est descendue vers la plage puis elle m’a vu et a tendu les bras comme pour conjurer sa vision et, moi, je l’ai regardée s’enfoncer dans les eaux bleues, si bleues, d’un turquoise laiteux qui se fondait au cobalt du large. Je savais qu’elle échouerait à nouveau sur les galets, que Caius y reviendrait mais que, cette fois-ci, il ne remonterait pas en courant mais en pleurant, après avoir glissé une obole entre ces lèvres glacées qui auraient gardé l’arrondi de l’enfance.

Même les dieux s’inclinent devant le destin, aussi, cette fois ai-je accompli mon devoir et lorsque je me suis retrouvé auprès d’elle pour la guider, elle n’a pas eu peur. Nous savions tous deux que son âme serait légère devant la plume de Maât.

Voilà pourquoi je suis revenu ici pour attendre. Tôt ou tard, ils reviendront. Ils découvriront ces ruines et il y aura bien alors un Caius pour veiller à ce qu’ils se rencontrent. J’y veillerai, et, s’ils ne me voient pas, lui me reconnaîtra sans doute. Qui oublierait le Chien des enfers ?

Doom at Your Service (2021)

16 épisodes de 60+ minutes

Elle1 est atteinte d’une maladie incurable et va mourir. Lui1 est la Mort.
Cela faisait quelques temps que la série me faisait de l’oeil, s’invitant dans les suggestions que me faisait Netflix, mais je peinais à la lancer : un personnage principal qui va mourir, c’est un sujet qui n’est pas simple et ça peut donner du très bon comme du très mauvais…

Et puis l’ennui des journées d’été m’a fait franchir le pas. Heureusement.

Elle1 a une vie de galères. Orpheline, responsable de Lui4, son jeune frère, elle travaille comme éditrice, mais le PDG est toxique et incompétent et elle découvre que son petit ami était… marié.
L’annonce de sa maladie (et de sa mort prochaine) ne semble qu’un élément de plus dans cette vie ingrate qui peut bien finir.
Elle attire alors l’attention de la Mort.

Le thème est classique : la Mort, désabusée ou sans empathie, découvre sous un jour nouveau l’humanité.

Ce qui fait le charme de Doom at Your Service nait de tout un tas de petits détails.
Par exemple, l’effet 4e mur : Elle1 travaille avec d’autres éditeurices et auteurices. Lorsqu’elle veut déjouer le contrat qu’elle a passé avec la Mort, elle va demander à chacun·e la solution narrative pour une Happy End.
Il y aura une romance et son traditionnel triangle amoureux, mais, comme il aurait été peu approprié d’imaginer la Mort avec un rival masculin, ce sont les personnages secondaires qui vont s’y coller : Elle2, la meilleure amie d’Elle1, tiraillée entre Lui3, son premier amour, et Lui2 (le physique de Lee Su-hyeok, très froid, est clairement bien exploité).
Et, comme dans les romances, en plus d’un triangle amoureux, il faut un prétendant très riche, pour l’effet Prince Charmant, on aura bien un homme riche au casting, mais, pour une fois, pas le fils caché d’un conglomérat improbable, mais juste un riche « crédible » (un fils de propriétaire, quoi).
Le récit est « sain » : les personnages ne valident pas, par exemple, le management toxique sous prétexte qu’il faut travailler et se taire.

Puis, je l’avoue, dès que les histoires se passent autour d’éditeurices, d’écrivain·es, de romans… je suis captif.

Je ne vais pas vous spoiler, donc je me contenterais d’écrire que les rebondissements narratifs m’ont convaincu, que j’ai apprécié le sens du détail et le soin sur les (nombreux) personnages secondaires (mention spéciale aux deux vieilles dames qui « hantent » l’hôpital) et mon seul bémol sera sur le personnage de Dieu que j’ai moins aimé, mais ce n’est pas le personnage le plus évident à traiter, faut l’admettre.

Au final, on a donc du fantastique qui marche autour de la Mort à la découverte de l’humanité, avec une romance en bonus qui s’y lie tout à fait bien.

Ce billet est également paru sur la #TribuneVdR.

Il faut savoir écrire le mot FIN

7.770 signes
TW suicide

Marie et Paul restèrent un instant à se regarder, installés à la table de la salle à manger. Ils avaient couché les enfants qui devaient s’être endormis maintenant et les restes du repas étaient toujours là.
— Ce n’est peut-être pas utile de tout ranger, fit enfin remarquer l’homme avec un sourire qu’il espérait heureux.
— C’est quand même mieux quand c’est tout propre, répondit Marie sans soutenir davantage son regard.
Elle avait parfaitement conscience qu’il y avait quelque chose de ridicule dans ce souhait, mais elle commença à débarrasser et son mari l’imita. Ils chargèrent le lave-vaisselle, il passa l’éponge sur la table tandis qu’elle donnait un rapide coup de balai. Ils n’arrivaient plus à se parler, ils avaient trop fait d’efforts tant que les enfants étaient réveillés.
Les enfants. Un gentil garçon, une gentille fille. Une vraie histoire de conte de fées.
— Il y a un film que tu as très envie de revoir ?
Ils avaient tout rangé et il n’y avait rien d’autre à faire. Elle prit une profonde inspiration et le regarda enfin bien en face :
— Est-ce que tu m’en veux si je préfère… tu sais… c’est fini, maintenant…
— Je comprends, fit-il simplement.
Ses yeux se gonflèrent de larmes qu’il fut incapable de retenir. Le cœur lourd, il se dirigea vers son bureau et il entendit qu’elle se rendait à l’étage. Il n’avait pas besoin de la voir pour savoir exactement ce qu’elle faisait : elle était entrée dans la chambre de Julia et avait déposé un baiser sur son front, puis elle avait eu exactement les mêmes gestes pour Thomas. Ensuite, elle s’était rendue dans leur chambre où elle l’attendait, en se forçant à ne pas pleurer pour qu’il ne soit pas plus triste qu’il ne l’était déjà. Il n’avait pas son courage.
Toutes ces années comme médecin, il n’avait jamais pu se forger une opinion définitive sur l’euthanasie. Et aujourd’hui…
Elle ferma les yeux avant qu’il n’enfonce l’aiguille, après qu’ils se soient dit « au revoir ». Ce n’était pas évident d’être le dernier, mais il était médecin, ce n’était pas elle qui allait faire ça…
Ils partaient juste un peu en avance parce qu’elle était chercheuse dans le bon laboratoire et avait su plus tôt. Les gouvernements ne pourraient pas cacher l’information très longtemps et ils ne seraient pas là pour voir la suite. C’était la fin du monde et les humains ne pouvaient plus réparer leurs erreurs. Marie et Paul étaient sincèrement désolés pour ceux qui assisteraient à la fermeture.

La queue semblait s’étirer à l’infini et Marie interpella l’homme qui se trouvait devant eux :
— Vous attendez depuis longtemps ?
Le vieillard la regarda avec de grands yeux étonnés : personne ne parlait dans cette interminable file d’attente, c’était la première voix qu’il entendait une autre voix humaine depuis qu’il était là.
— Et où sont les enfants ? enchaîna la chercheuse, cette fois à l’intention de son mari.
Paul regardait autour de lui : ils étaient au milieu de… nulle part ? dans une queue infinie…
— Il n’y a aucun enfant ici, remarqua-t-il enfin, sans savoir si c’était rassurant ou non.
Sa femme n’avait pas attendu et remontait déjà l’étrange file, demandant à chacun s’il avait vu ses ou des enfants. Une créature apparut. Elle avait des caractéristiques humaines, mais elle ne faisait pas la queue et…
— Vous êtes un ange ? Vous pouvez me renseigner ? demanda aussitôt la femme, anxieuse.
La créature lui sourit gracieusement et répondit aimablement :
— Les enfants n’attendent pas ici, ils ne sont pas jugés.
Marie eut le sentiment qu’on retirait un énorme poids de ses épaules : ils étaient en paix, tout irait bien pour les deux êtres qu’ils chérissaient tant.
— Vous devriez reprendre votre place dans la file, continuait la sentinelle, avec la fin du monde, les délais vont augmenter et chacun doit attendre son tour.
L’humaine acquiesça d’un signe de tête et repartit vers son mari. Il y aurait un jugement et ensuite ? Plongée dans ses pensées, elle ne remarqua pas que l’ange venait d’être rejoint par un collègue et mit quelques secondes à réaliser qu’il l’appelait :
— Marie ? Venez avec moi, c’est une erreur, vous ne devriez pas être dans la file.
— Je vous demande pardon ?
— C’est la file d’attente avant jugement et réincarnation. Ce n’est pas votre place.
— Vous voulez dire que je suis condamnée, n’est-ce pas ? J’ai demandé à mon mari de tuer mes enfants et je ne mérite que l’Enfer ?
Le nouveau venu écarquilla les yeux, interloqué, et agita les mains :
— N’allez pas penser d’aussi vilaines choses, vous n’êtes pas punie du tout, vous avez fini votre cycle de réincarnations !
— Je ne comprends pas, répondit la chercheuse.
— Marie, de toute votre vie actuelle, avez-vous jamais menti ? Avez-vous jamais eu le moindre geste mesquin ? Avez-vous jamais nui à quiconque ? Vous avez toujours dit la vérité, combattu l’injustice même quand cela pouvait vous porter tort, vous vous êtes investie dans plusieurs causes, vous avez donné de l’amour à vos proches, mais également à de parfaits inconnus… Nous vous attendions et vous n’avez pas à faire la queue…
— Vous vous trompez, j’ai forcément fait des erreurs. Et Paul… il est dans la file d’attente, je ne peux pas le laisser seul.
— Votre mari n’a pas terminé… et, avec cette fin du monde… tous les humains seront bientôt là et tous les univers ne sont pas prêts, nous avons énormément de travail et ce n’est vraiment pas votre place…
— Je ne peux pas laisser Paul tout seul ! C’est mon âme sœur !
L’ange sourit, se voulant rassurant.
— Il vous rejoindra plus tard, quand ce sera son moment…
— Vous ne comprenez pas ! plaida Marie et sa voix étant monté dans les aigus, l’inquiétude s’emparant d’elle. Vous me dites que je suis parfaite, mais vous voulez me faire vivre en abandonnant mon âme sœur derrière moi ? Ce n’est pas une récompense, c’est une punition !
La chercheuse s’attendait à rencontrer une résistance et son cerveau carburait à plein rendement, cherchant des arguments logiques dans une réalité qui ne l’était probablement pas, mais l’ange haussa les épaules et s’en fut, sans débat. Son collègue, probablement aussi surpris que l’humaine qui rejoignait son mari en leur lançant de timides coups d’œil, le suivit quelques pas :
— Si elle ne devrait pas être ici, pourquoi tu ne fais rien ?
— Tu as déjà eu le sentiment de vivre en boucle la même journée sans pouvoir rien y changer ? lui répondit le second ange en lui désignant Marie d’un geste discret du menton.
— Que veux-tu dire ?
— Cette humaine… Cela fait je-ne-sais-combien de vies que je viens la chercher dans la file d’attente. Au cours de ses réincarnations, elle n’a jamais menti, trahi, toléré les injustices. Elle n’a jamais blessé un autre être vivant volontairement. A chaque vie, elle s’attache à de nouvelles personnes qu’elle ne peut se résoudre à abandonner dans la file et que, pourtant, elle ne reverra jamais car elle n’est pas leur âme-sœur, elle a juste changé leur karma, en bien, le temps qu’elle a passé avec eux. Les premières fois, j’ai essayé de la convaincre que sa véritable âme-sœur l’attend depuis trop longtemps, mais ça fait quelques files que j’ai abandonné.

Pensif, il regarde le dossier qu’il tient en main. Sur la tranche, le nom de l’ange a été calligraphié soigneusement comme cela se faisait à l’aube des temps sur les tout premiers dossiers. Sans gêne, son collègue, venu le rejoindre à la machine à café, le bouscule et lui arrache le dossier des mains, commence à le feuilleter.
— C’est quoi ? lance-t-il avant de s’interrompre en découvrant le CV. Et d’enchainer :
— Ouah, je n’ai jamais vu une affectation aussi longue au service des files d’attente ! C’est incroyable !
— Ce dossier est assez fascinant en fait, répond le premier, amusé et songeur. Cet ange échoue depuis des milliers d’années à guider une seule sainte…

Les chagrins d’amour ne durent que le jour

9.070 signes
Le premier jet de cette nouvelle a été rédigé à l’occasion du match d’écriture de la Convention Nationale de SF 2016.

Samedi 9:47
Dans la cuisine, les aiguilles de l’horloge cliquètent et le narguent. Comme chaque samedi. Il reste encore quelques minutes, mais il est prêt, que peut-il faire de plus ? S’il reprend un café, il sera trop nerveux et il l’est déjà bien assez.
Elle ne sortira pas de chez elle avant dix heures. Elle n’est pas du matin. Elle ne sort jamais avant dix heures. Elle descend jusqu’au marché aux fleurs dans l’idée de s’acheter un bouquet « puisque personne ne lui en offre jamais ». C’est là qu’il l’abordera. Sous un prétexte futile. Il en a plein en stock et, au final, il pourrait réutiliser le même à chaque fois, il ne change que pour lui puisqu’elle…
Il la bouscule par hasard et il est vraiment désolé. Ou il lui sourit en croisant son regard. Ou… Il a réalisé que ce n’était au fond pas très important parce qu’il lui plait et qu’elle a envie de se laisser faire. Pour elle, cela fait désormais plusieurs années qu’elle n’a pas eu d’histoires et il y a quelque chose en lui qui…
Alors…
Alors il va l’aborder, il lui offrira les fleurs qu’elle est venue s’acheter, ils prendront un café puis ils se baladeront le long de la mer, tout à côté, sauf l’été car le soleil tape beaucoup trop fort et elle ne veut pas s’y exposer.
Vers midi, il l’invitera à déjeuner. Il sait bien sûr ce qu’elle aime, mais il essaie de varier un peu les restos, déjà pour que les serveurs ne s’habituent pas trop à eux. Il s’est d’ailleurs toujours demandé ce qui se passerait si l’un d’eux les interpellait, genre reconnaissait les « amoureux » qu’il voit souvent le samedi midi.
Chaque après-midi ensuite est un peu différente. Parfois, au printemps par exemple, ils montent la colline du château et s’assoient sur un banc. Ils regardent la mer, les bateaux, la ville qui s’étend et se répand sur les collines alentour. En décembre, elle est plutôt shopping car elle a tant de gens à gâter ! Elle doit trouver le cadeau idéal pour ses deux neveux qu’elle adore, mais aussi pour des oncles et des tantes, des copines chéries, des collègues appréciés…
Il admire sa générosité, son sourire quand elle parle de sa famille, de ses amis… Elle se confie très vite « comme s’ils se connaissaient depuis toujours » et il aime ça, à chaque fois. Il connaît par cœur le nom de ses sœurs, du collègue du bureau d’en face, du petit voisin qui rigole tout le temps, des chats du deuxième étage… Il la connaît si bien, mais il l’écoute toujours comme s’il la découvrait, il repose les mêmes questions, il rit aux mêmes remarques…
Il l’aime. Chaque samedi un peu plus.
Chaque samedi, il se lève avec cette même anxiété : et si elle se levait plus tôt ? Ou si elle ne se levait pas car elle avait fait la fête la veille au soir et s’était couchée trop tard ? Si elle ne descendait pas au marché aux fleurs ? Si elle ne répondait pas à son sourire ?
Si elle avait rencontré quelqu’un depuis le précédent samedi ?
C’est déjà arrivé, d’ailleurs, qu’elle s’absente de la ville pour quelques jours. Qu’elle ait la grippe et ne sorte pas. Ces samedis-là, il a compris que ne pas la voir était forcément bien pire que de recommencer. Ne pas la voir. Ne pas savoir si…
Une fois par semaine. Pas plus. Le samedi.
Pourquoi le samedi d’ailleurs ?
C’était un samedi, déjà, la première fois. Il l’avait rencontrée au marché aux fleurs. Il sortait d’une histoire et, sur le moment, il aurait bien juré que c’était une rupture difficile dont on ne se remet pas. Oui, il a juré.
Il n’a pas dû faire que jurer… Qui a-t-il offensé ? Il s’en souvient, le con, on n’oublie pas ce genre de choses. Qui a-t-il apostrophé ?
« L’amour n’existe pas ! Ça n’est qu’un leurre ! Plus jamais ! »
On est si définitif quand on pleure.
Il était tout juste dix heures, c’était un samedi d’automne et les rideaux métalliques des commerces grinçaient en se levant comme de vieux messieurs qui s’étirent d’une nuit trop courte. La boutique était au bout du marché, la première quand on arrivait, mais il ne l’avait jamais remarquée avant ?
Il est entré parce que, dans la vitrine, on lui promettait des remèdes miracle et des grigris et qu’il était un de ces jours où on doit croire un peu tout et n’importe quoi, et surtout n’importe quoi. Il a demandé un « truc pour ne plus jamais aimer ».
Le vieux monsieur, derrière son comptoir, lui a vendu une affreuse petite fiole, tout à fait kitch, forcément inoffensive au vu de sa laideur. Une potion de désamour.
« Buvez-la quand vous serez prêt et vous n’aimerez jamais plus. »
Il l’a fourrée au fond de la poche de son jeans, s’est promis de la boire dès qu’il serait rentré chez lui et…
C’est donc ce samedi même où il a acheté cette stupide et affreuse potion qu’il l’a rencontrée la première fois. Plus exactement, ils se sont tamponnés parce qu’il est sorti trop vite de la boutique et… Le coup de foudre, c’est vraiment un truc qui n’existe pas, absurde, idiot, mais il l’a tamponnée, a bafouillé une excuse et… elle a juste souri. Elle a juste souri et…
Parce qu’il sortait d’une histoire dont il ne pouvait pas se remettre ? Il l’a invitée à prendre un café, puis a déjeuné, puis…
Ce soir-là, il l’a simplement raccompagnée chez elle. Il n’était pas si tard, mais il n’avait pas besoin de plus car, après un samedi aussi merveilleux, elle allait forcément le rappeler et n’avaient-ils pas tout leur temps ?
La semaine a passé, il a laissé la fiole de désamour posée sur une étagère de la cuisine, sans être tenté de la boire et… elle ne l’a pas rappelé. Elle ne l’a jamais rappelé.

Il n’a pas voulu pleurer parce que « ne te raconte pas d’histoires, tu la connais à peine ! » Il a hésité à vider la prometteuse fiole, s’est accordé un jour de plus et… le samedi matin, au marché aux fleurs…
Elle ne l’a pas reconnu. Honte ? Regret ? Elle ne le connaissait vraiment pas ! Il a commencé à lui parler. Elle se moquait de lui ? Elle l’avait oublié… Il l’a laissée là, meurtri, blessé, il est rentré et a beaucoup pleuré. S’est promis que, après une claque pareille, il n’avait besoin d’aucune potion magique pour comprendre la leçon. Il a voulu oublier et, un samedi suivant, au marché aux fleurs, il l’a croisée.
Il lui a souri — c’était plus fort que lui –, elle a répondu à son sourire… comme s’ils se rencontraient pour la première fois. Il lui a offert un café, puis ils ont déjeuné… Ce soir-là, il a conclu, parce que, bon, pas le premier soir ? Et pourquoi pas le premier soir ? Il n’est reparti de chez elle que dans l’après-midi du dimanche.
Elle ne l’a pas rappelé. Elle ne l’a jamais rappelé.

Son cœur est mort. Encore. Il a beaucoup pleuré. Il a laissé passer quelques samedis et, un matin, au marché aux fleurs… Elle ne l’a pas reconnu. Elle ne se souvient pas de lui. Elle ne se souvient jamais de lui.
Une maladie ? Un souci de mémoire à court terme ? A long terme ? Elle n’a aucun souci ! Elle vit heureuse, elle a des amis, une famille aimante, un bon job. Elle regrette juste d’être célibataire depuis quelques années maintenant, elle ne fait jamais de rencontres.
Le lundi matin, au bureau, quand chacun raconte son week-end autour du premier café, elle parle de ses vendredis soirs, parfois de ses dimanches… Le samedi ? Honnêtement, elle ne se souvient plus. Elle a forcément dû faire quelques courses et le ménage, car voilà bien ce qu’on fait le samedi, mais elle a oublié, ça ne devait pas être bien important. Ou elle est peut-être allée au ciné ?
Chaque samedi, il la rencontre. Il lui sourit, il la fait rire, il la séduit. Il lui fait découvrir de nouveaux restos, il lui offre des fleurs, parfois même une petite robe ou… Ils vont au cinéma, ils font et refont le tour de la ville. Elle se souvient du film qu’ils ont vu, mais… n’était-elle pas seule ? Parfois, le samedi soir, elle lui ouvre sa porte et… oh… Il a beau la connaître, il a beau savoir tout ce qu’elle aime…
Qu’il reparte le matin, à midi ou le dimanche soir… elle ne rappellera pas. Elle ne le rappelle jamais.

Tous les dimanches soirs, il meurt. Le chagrin le dévore et lui brise le cœur. Il regarde la fiole, se dit qu’il serait temps de mettre fin à cette souffrance, qu’il n’y survivra pas une semaine de plus, mais l’idée de ne plus la revoir, l’idée de ne plus l’entendre rire… stoppe son geste.
Allez, une fois de plus et ce sera la dernière ?

Lundi 6:00
Le réveil sonne. Il est temps de se préparer pour partir au boulot. Elle ne te rappellera pas ! Sèche tes larmes et passe à autre chose ! Elle ne peut pas se souvenir de toi !

Samedi 9:47
Dans la cuisine, les aiguilles de l’horloge cliquètent et le narguent. Comme chaque samedi. Il reste encore quelques minutes, mais il est prêt, que peut-il faire de plus ? S’il reprend un café, il sera trop nerveux et il l’est déjà bien assez.
Elle ne sortira pas de chez elle avant dix heures. Elle n’est pas du matin. Elle ne sort jamais avant dix heures. Elle descend jusqu’au marché aux fleurs dans l’idée de s’acheter un bouquet « puisque personne ne lui en offre jamais ». C’est là qu’il l’abordera. Sous un prétexte futile. Il en a plein en stock et, au final, il pourrait réutiliser le même à chaque fois, il ne change que pour lui puisqu’elle…

The Sound of Magic (2022)

6 épisodes de 60/70+ minutes

C’est assez curieux car, ces jours-ci, avec les derniers préparatifs pour #NiceFictions22 qui se tient le week-end prochain, je n’avais certainement pas prévu de bloguer, à quelque sujet que ce soit.

Je n’ai pas la moindre idée de pourquoi j’ai cliqué sur cette série, probablement parce qu’il y avait « Magic » dans le titre… mais impossible de ne pas dire un mot sur cette excellente surprise.

Attention, l’histoire est parfois cruelle (meurtre, agressions sexuelles…).

Elle1 (Choi Sung-eun) est lycéenne et vit avec sa jeune soeur. Abandonnées par leurs parents, Elle1 doit enchainer les petits boulots pour qu’elles ne meurent pas de faim tout en cachant aux adultes qu’elles n’ont plus de tuteur légal.
Lui1 (Ji Chang-wook) est un marginal qui vit dans un parc d’attraction désaffecté et se présente comme magicien. Et il apparait « comme par magie » à des moments cruciaux pour Elle1.
Lui2 (Hwang In-yeop) est le voisin de classe d’Elle1. Premier de la classe, sauf en maths où Elle1 le surpasse, il suit la voie tracée par ses parents, sans aucun rêve propre.

La narration est vraiment originale : il y a quelques chansons, mais pas assez pour qu’on la qualifie de « comédie musicale ».
Le fil conducteur est une intrigue policière, mais pas assez présente pour qu’on soit dans le « polar ».
Je n’ai aucune idée si c’est du « fantastique » et si les étrangetés se produisent réellement ou pas. Je dirais que oui…

Le tout intrigue, on se demande où on est emmenés… et, en réalité, le sujet est l’étrangeté même, la psychophobie de la société qui rejette ceux qu’elle décrète « fous », la notion de la marginalité et la seule vraie question au monde : pourquoi/pour qui je vis ?

Je ne crois pas qu’il faille en dire plus, sinon « regardez ! »

Ce billet est également paru dans la #TribuneVdR.