Lost You Forever (2023) – LE drama de l’été 2023 ou le drame à très hautes doses

Attention, étant donné ce que j’ai l’intention d’écrire dans ce billet, je vais largement spoiler : vous voilà prévenu·es !

Je suis tombé sur ce drama complètement par hasard. Sur la page qui lui était dédiée, Viki annonçait 24 épisodes, la plupart était sous-titrée en français, j’ai cru naïvement qu’il s’agissait d’un ensemble fini (après tout, 24 épisodes, ça fait de quoi !).
(Edit au 21/8/23 : Il s’avère que c’est LE drama de cet été 2023. Je suis à la page malgré moi !)
J’ai donc commencé à binge-watcher tranquillou, c’était plutôt addictif… avant d’apprendre que :

Lost You Forever est l’adaptation récente du roman (2013) de l’autrice chinoise Tong Hua et la suite de A Life Time Love que je n’ai pas vu et qui raconte a priori l’histoire des parents de l’héroïne, Xiao Yao (XY).
Le drama est découpé en deux saisons pour une raison purement règlementaire : de ce que j’ai compris, afin d’éviter les délayages intempestifs, la Chine interdit de dépasser une certaine longueur par saison, mais tous les épisodes ont déjà été tournés et, dans tous les cas, l’histoire a bien une fin depuis 2013 donc.

Au moment où je rédige cette chronique, je n’ai vu que les 34 épisodes (sur les 39 de la saison 1) sous-titrés en français, mais j’ai été lire plusieurs spoilers et passages du roman (disponible en ligne en anglais).

Tout d’abord, je dois souligner le bonheur de découvrir le cadre (fantasy) de cette histoire.
On a des royaumes en guerre avec tout un tas de familles, liées les unes aux autres par des alliances ou des trahisons, et plusieurs sortes de divinités, de démons, d’animaux incarnés, de magies…
L’échelle de temps peut être un poil déroutante car les personnages principaux sont des divinités qui vivent plusieurs centaines d’années.

La narration tourne autour de Xiao Yao (Yang Zi) et de ses… quatre (QUATRE ???) prétendants.
Une romance fun et un poil débridée ?
Pas du tout.
Lost You Forever appartient au registre du Drame, un Roméo et Juliette sous amphétamines… et je crois que c’est le point qui me tracasse.

Reprenons…
XY est la fille adultère d’un démon, mais le roi dont elle est officiellement l’enfante l’aime tout à fait. Voilà déjà un premier point (son père biologique) pour lequel plusieurs personnes veulent la tuer.
XY et Cang Xuan (Zhang Wanyi) sont cousins germains et se sont retrouvés seuls à la mort de leurs parents. Ils se sont promis de ne jamais se quitter, mais ils vont être séparés malgré eux et, adulte, CX va aimer XY d’une façon passionnelle et non plus comme un frère (classique).
XY est perdue dans son enfance, fait face à des trucs super graves et glauques (genre prisonnière et torturée) puis, adulte, vit en tant qu’homme et médecin et rencontre Xiang Liu (Tan Jianci) et Tu Shan Jing (Deng Wei).
XL est un puissant démon marin à 9 têtes et 9 vies avec qui elle va développer une relation complexe d’amour-haine-amitié, mais qui va l’aimer passionnément (aussi, comme CX quoi).
TSJ est un noble, perdu pour un moment, dont elle va sauver la vie et qui va l’aimer inconditionnellement.

CX et XL sont fous de XY, mais ne peuvent pas être avec elle, CX parce qu’il veut devenir empereur (et, franchement, suis pas sûr d’avoir compris le souci, vu qu’elle est princesse), XL parce qu’il est loyal à un ennemi de la famille maternelle de XY.
TSJ, lui, assume tout à fait ses sentiments, mais est fiancé avec une intrigante et…
Hop, on ajoute un 4e larron : Feng Long (FL) est un cousin de TSJ, allié indispensable de CX pour devenir empereur et le candidat « idéal » pour épouser XY.

Le truc, en fait, c’est que, au début de l’histoire, t’es saisi par le coté sympa/addictif : XY est super cool en médecin homme, ses interactions avec XL sont piquantes, TSJ est trop chou en toutou morfondu d’amour…
Et, là, si on était dans de la Romance, paf ! on terminerait sur une touche mignonne. Après tout, elle est princesse, elle pourrait largement avoir plusieurs maris et…

Mais Lost You Forever appartient au Drame.
CX finira bien empereur, mais marié à la soeur de FL, qui sera insecure car elle devine les sentiments qu’il a pour XY.
XY va finir par épouser TSJ, mais XL va… mourir. Sans jamais avoir avoué une seule fois ses sentiments.

Je suis à la fois envieux et fasciné par ce que je lis sur les forums : quand une oeuvre suscite autant de commentaires, de disputes… c’est qu’elle a quelque chose.
Tu as des fans qui espèrent une fin alternative au drama et d’autres qui leur font remarquer qu’ils sont idiots puisque le roman existe depuis 2013.
Ceux qui préfèrent TSJ qui est l’amoureux « sain » (ses détracteurs le diront « fade ») à XL qui représente le bad boy / la relation toxique.
(Edit au 20/8/23 : Quelques jours de réflexion et une vidéo visionnée plus tard, je reviens sur ce positionnement dramatique que je déplore et sur la figure du bad boy incarnée par XL.)
Les fans de XL parce que… ben, c’est le démon fou d’amour, qui sauvera la princesse jenesaiscombiendefois et l’autrice a avoué en interview que c’était son préféré.
Oui oui, le personnage préféré de l’autrice et de la majorité des fans meurt sans jamais avouer une seule fois à l’héroïne que son amour était sincère.

Et c’est là où je me demande si je suis OK avec ça.
Objectivement, quand on voit les sentiments qu’elle suscite, c’est une œuvre réussie, pas anodine. Le drama est beau, les acteurices jouent bien, le monde développé est chouette.

Mais j’ai le sentiment d’une surdose de drame, genre quelqu’un a renversé le bocal de larmes dans la préparation.
Parce que, oui, c’est clair que la mort de XL va forcément te faire pleurer toutes les larmes de ton corps, mais est-elle indispensable ? Il ne peut déjà pas être avec XY, c’était obligé qu’il n’ose jamais lui dire combien il l’aime et qu’elle se dispute lors de leur dernière interaction ? Ca aurait vraiment tué quelqu’un qu’ils s’embrassent genre une fois ?

Ce n’est pas super clair, mais (de ce qui transparait des 34 premiers épisodes que j’ai vus) XY « préfère » TSJ car c’est le seul qui soit capable de faire de l’Amour sa priorité.
Mais, bon, franche comme elle est, elle aurait pu… chais pas… être plus franche avec XL par exemple…

Et, encore, je suis sûr que je n’ai pas vu tous les aspects dramatiques, il doit y avoir encore quelques belles doses de larmes ici ou là.

Alors je pose ça ici car je n’ai pas fini d’y réfléchir.
Le monde est cool. Il y a plein de choses intéressantes. La narration, avec toutes ses intrigues, ses clans, ses rebondissements… ne peut pas laisser indifférente.
Mais est-il nécessaire de donner à une héroïne autant d’amoureux pour si peu d’amour ?
A mon avis, c’est le genre d’œuvres, qui, par sa nature même, génère de la fanfiction.
Et, au fond, je me dis que ça doit être un sacré accomplissement quand les gens se déchirent autant autour des personnages que tu as créés.

Ce billet a été également publié sur la #TribuneVdR.

A Korean Odyssey (2017)

20 épisodes de 70/80 minutes

J’ai mis à profit ces vacances pour revisionner cette série : 2e série coréenne que je voyais, j’avais eu un immense coup de cœur pour cette adaptation moderne du roman chinois de « La Pérégrination vers l’ouest ». Lui (incarné par le délicieux Lee Seung-gi) est le Dieu Singe (Son Ogong en coréen / Son Goku en japonais). Né dans un volcan, égoïste, fanfaron, cruel, il a été puni et enfermé par le Royaume des Esprits. Elle, une humaine élue, incarnation du moine qui doit sauver le monde, est avant tout une petite fille que tous les autres enfants fuient car elle voit les fantômes et tout son village la croit maudite. Par erreur (en lui demandant de lui rapporter un objet), Lui2 (le Taureau, roi des monstres) fait que l’humaine libère le Singe.

25 ans plus tard, Elle est devenue agente immobilière, spécialisée dans les bâtiments hantés. Et elle n’a toujours aucun ami, ni petit ami. Elle recroise le Singe qui veut la manger car son sang donne d’énormes pouvoirs et, pour éviter cela, le royaume des esprits lui procure un bracelet magique : Lui est désormais amoureux d’Elle et est obligé de la protéger.
Ca, c’est le point de départ.

L’histoire est très riche de rebondissements et de personnages : le Taureau est accompagné de son fidèle Chien qui prend l’apparence de sa secrétaire, le Cochon est un chanteur célèbre (interprété par Lee Hongki, chanteur du groupe FT Island dans la « vraie vie », groupe dont Elle est fan, forcément 😉 — et dont le Singe dira qu’ils « sont moins beaux qu’il croyait » 😛 ) qui récupère l’énergie créée par l’amour de ses admiratrices, une fille assassinée devient une Zombie attendrissante en étant réveillée par le sang d’Elle, le Général Hiver « prête » son corps à sa sœur, la Fée Eté, pour qu’elle ne meure pas (et, du coup, l’acteur joue les deux rôles)…

Ca fonctionne vraiment bien tout en explorant de nombreuses et belles relations : l’amour romantique forcé par un bracelet magique (le personnage du Singe est vraiment réussi : c’est un dieu égoïste, mais malin qui ne se laisse jamais berner), l’amour fraternel (entre l’Eté et l’Hiver, entre le Cochon et la Zombie), entre un maître et son Chien, entre les vieux camarades, etc.

En points négatifs, les effets spéciaux ne sont pas géniaux et le personnage du Taureau est un peu surjoué à mon goût.
J’ai lu ici ou là que des gens n’aimaient pas l’interprétation d’Elle car elle est très passive : perso, je trouve que ça fait sens. C’est une humaine solitaire, rejetée par les siens, qui devient la proie d’un dieu cruel. Elle n’a jamais eu de vraie relation et elle se retrouve suivie par un Singe qui lui répète « je t’aime » tout en menaçant de la manger. Disons que, en personnage principal, Elle est sans doute un peu fade par rapport à la galerie d’êtres surnaturels réussis dans leur grande majorité, mais ça ne m’a pas tant gênée.

Si vous aimez le fantastique, je ne peux donc que vous conseillez cette histoire tout à fait bien ficelée.
(Et, depuis, Mère Dragon m’a offert Son Ogong 2 qui trône sur mon bureau !)

Ce billet est également paru dans la Tribune des Vagabonds du Rêve.

Along with the Gods: The Two Worlds (2017) et Along With the Gods: The Last 49 Days (2018)

140 minutes chacun

Trois gardien·nes des enfers (le chef qui se souvient de sa vie de mortel et ses deux compagnons qui ont tout oublier) pourront se réincarner si, en mille ans, iels veillent à mener 49 parangons à se réincarner chacun·e en 49 jours, c’est-à-dire passer les différents jugements sans condamnation.
Le 1er film débute quand nos trois gardien·nes viennent chercher un pompier méritant qui ne veut pas quitter ce monde car il n’a pas fini de veiller sur sa mère malade et son jeune frère.
Les deux films forment un tout et je ne m’étendrai pas sur l’histoire car le 1er reste assez simple/tourné vers l’action alors que le 2e explore beaucoup plus les différents parcours/est plus riche en histoires, mais également un peu fouillis, et, du coup, en dire trop est un peu équivalent à spoiler tout le 1er volet… mais l’histoire se passe sur les deux mondes (celui des vivants – le nôtre – et celui des enfers) et utilise les codes du voyage d’heroic fantasy pour la traversée des enfers, de jugement en jugement.
J’ai bien aimé ce mélange entre l’action et le drame (la réflexion sur les fautes, le pardon, nos choix). Il y a une toute petite pincée d’humour, on pleure pas mal.
Une bonne surprise que j’avais vu dans le désordre la première fois et que je viens de revoir avec plaisir.

Les deux films sont disponibles sur Netflix.

Ce billet est également paru dans la Tribune des Vagabonds du Rêve.

The Tea Dragon Society

Autrice : Katie O’Neill
Le lien du webcomic

Pas de quête épique, pas de poursuites infernales. L’histoire est « juste » celle d’une jeune forgeronne qui découvre l’existence des dragons-thé et apprend à s’en occuper.
C’est doux. Tendre. Apaisé comme l’heure du thé.
Ca montre le plaisir d’apprendre, de se faire de nouveaux amis.
Le décor est assez intemporel, mais pas ultra-moderne.
Les personnages sont genderfluid de façon très réussie.
Et c’est bourré d’idées pour les créateurs d’univers, les rôlistes 😉

La VF est publiée chez Bliss.

Histoire d’ogre et de pont

10.000 signes

Il était une fois. Oui, cette fois précise là. Évidemment, personne ne sait jamais laquelle, mais c’est ainsi que commencent les histoires et, partant, celle ci. Il était donc une fois un ogre qui vivait sous un pont. Ce n’était pas parfaitement régulier puisque ce sont les trolls qui vivent sous les ponts mais, d’une part, cet ogre l’ignorait et, d’autre part, il est fort probable qu’il ait eu l’un d’entre eux pour ancêtre. Pour tout dire, il était très laid. Vraiment très laid. Avec des sourcils proéminents, d’immenses dents plantées de guingois et de longs poils touffus plein les oreilles. Sans doute louchait il aussi, mais l’histoire n’en dit rien.
Donc, cet ogre vivait sous un pont. Un pont passablement bien situé, sur une large route heureusement très fréquentée, car les jeunes gens des proches villages, y ayant perdu quelques uns des leurs, avaient renoncé à y passer, mais bon… il y en avait toujours un pour jouer au plus malin. Notamment parce que la jeune Aloyse se moquait copieusement de leur poltronnerie. N’y passait elle pas quasi quotidiennement pour aller vendre des œufs, des fromages, des paniers ?
De fait, c’était non seulement le plus court chemin entre le village et sa ferme mais, aussi, le moins approprié aux soupirants trop entreprenants.
Ah, direz-vous, mais n’y avait il pas un ogre sous ce pont, et qui dévorait les imprudents de passage ? Eh bien, oui. Seulement, la nourriture, ce n’est pas tout dans la vie. Et Aloyse, si elle était fort bavarde, comme nombre de jeunes filles, était également sinon fort savante, du moins fort réfléchie. On en a du temps lorsque l’on garde des chèvres, ou que l’on tresse des paniers et toutes ces choses si ennuyeuses qui occupent les mains mais non l’esprit. Ce qui fait sans doute toute la supériorité de la gent féminine au bout de siècles passés à laver la vaisselle.
C’est dire qu’elle consacrait beaucoup de ses pensées… à penser justement, tout à fait comme les ogres qui s’ennuient. Et comme toutes ces pensées eussent été vaines si elle n’en avait usé, elle les faisait largement partager à son petit frère qui trottinait à ses côtés, l’aidant tantôt à porter quelques bricoles, ramassant tantôt un joli caillou, réclamant tantôt un nouveau conte ou répétant les horribles fables qui couraient sur ce pont. Sa grande sœur ne faisait qu’en rire. D’abord les ogres n’existent pas. Et puis ils ne mangent que les enfants méchants – et, toi, tu es un petit garçon vraiment gentil n’est-ce pas ? – ou bien les adolescents boutonneux qui bourdonnent comme des mouches. Ça a bon goût, dis, un adolescent boutonneux ? Bien sûr que non, mais les jeunes gens bien, eux, ne traînent pas sur les chemins… Ils étudient à l’école, comptent en contemplant les étoiles, et lisent en écrivant de la poésie dans les marges… quand ils ont le temps.
Bref, toutes ces conversations avaient toujours un petit tour cultivé et charmant que l’ogre prisait fort. Il se faisait donc un devoir de semer auprès du pont de ces petits cailloux brillants qui comblaient de joie le garçonnet.

Or il advint qu’après quelques années, le roi du pays, cherchant un raccourci pour rejoindre une chasse dont une quelconque paysanne l’avait distrait, vint à passer par là en compagnie de deux piquiers quand soudain…
… il n’y eut plus qu’un piquier. La vue, ou l’odeur, de l’ogre avait tant effrayé les chevaux qu’ils s’étaient cabrés et enfuis, n’emportant qu’un de leurs cavaliers après avoir désarçonné les deux autres. Ne restaient sur le pont que deux hommes terrorisés. Naturellement, le brave soldat aurait dû se jeter devant son roi pour le défendre. Il était censé avoir une pique après tout même si, présentement, on se demande où elle était passée. Néanmoins, c’était sans importance puisque le roi, lui, l’eût alors écarté noblement pour, tirant son épée, faire courageusement face au danger. Certes, c’est ainsi que cela se passe dans les contes. Mais sur ce pont ordinaire, le roi ne put tirer son épée. Pas qu’elle fut coincée. Non, non, encore eût il fallu que la peur lui permît d’y penser.
Il y a quelque chose d’affreux et de pitoyable dans deux hommes à genoux en train de supplier pour leur vie. Évidemment, ce n’était pas là ce dont l’ogre avait rêvé, lui qui connaissait ses classiques et savait ce que l’on doit attendre d’un roi, surtout dans un conte. Mais voilà, c’était tout ce qu’il avait sous la main en tant que roi et il y avait une charmante jeune fille en âge de se marier dans une ferme proche où personne ne passerait jamais.
Après maintes prières et supplications, assuré que le sujet ne se défilerait pas de peur que le survivant n’en fasse des gorges chaudes, voire ne soutienne quelque obscur cousin prétendant au trône, l’ogre accepta de lui laisser la vie. Si, et si seulement, il allait chercher la fille de la ferme voisine en s’engageant à l’épouser.
Voilà le roi encore flageolant sur ses jambes en train de demander la main de leur fille à deux pauvres vieillards ébahis. C’est que la situation n’est pas des plus fréquentes, si même on n’en a jamais entendu parler. Bigre, on a beau avoir les bras qui vous en tombent, on se sent en peine de refuser une telle demande, même si la fille en question tourne un peu du nez. Première impression très réciproque, il faut bien le dire. Si les rois ne sont pas toujours très regardants sur les souillons, on les leur présente d’ordinaire soigneusement peignées et lavées. Détail auquel l’ogre n’avait certes pas songé, bien qu’il faille reconnaître à sa décharge que l’on n’en parle jamais. Par chance, il n’avait pas pensé davantage à cet autre détail… que le jeune frère, navré du départ de sa grande sœur et en larmes, tint à ce qu’elle emportât sa collection de cailloux en souvenir de lui.
Force est d’admettre que la vue du roi, lorsqu’il vit les mains de l’enfant pleines de gemmes dont une seule eut payé la moitié de son royaume, s’éclaircit assez pour distinguer combien sa promise était ravissante sous sa crasse et en dépit de sa crinière ébouriffée.
Ce fût ainsi qu’Aloyse devint reine, quoiqu’elle fût entrée par les communs du château et dûment étrillée et brossée avant d’être présentée à la cour.
Et ce fut une brillante reine, aussi aimable qu’avisée, et dotée d’un fort gracieux visage, ce qui ne gâte rien quoiqu’on puisse en penser.

Après avoir débuté par Il était une fois, il ne reste plus qu’à conclure par Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Hélas, cette fois là n’était décidément pas la bonne car la reine n’en eut point. De toute manière, du côté du père, ce n’aurait pas été gagné d’avance. Mais, bon, c’était comme ça, elle n’eut point d’enfants. Quant à vivre heureux, il n’est pas du tout certain que ce fut possible avec un roi courant tout ce qui portait jupon.
Nonobstant, pour satisfaire à la tradition, la reine fit construire une vaste ferme à ses parents et dota richement son frère qui préféra malgré tout rester auprès d’eux.

Or vint un jour où la reine, qui réfléchissait beaucoup et disposait d’encore plus de temps qu’avant et, partant, de celui de s’instruire, éprouva quelque nostalgie du temps passé et souhaita retourner sur les lieux de son enfance. Quelle ne fut pas sa surprise d’y arriver sans passer le pont, son frère ayant habilement fait détourner la route à proximité de sa ferme à son plus grand bénéfice. C’est qu’à présent, on y venait de fort loin pour acquérir fromages, miel et conserves – garantis bio – de la Ferme de la Reine qui fournissait, entre autres, et à prix d’or, toutes les bonnes auberges du royaume.
Aussi, bien qu’elle eût de quoi être fière des résultats de son éducation, notre jeune reine, échappant à la vigilance de ses serviteurs, coupa t elle à travers champs pour rejoindre le vieux pont délaissé. Et, lorsqu’il en émergea, elle fut bien obligée d’admettre que, oui, il y avait un ogre sous le pont. Au demeurant, elle eut à peine le temps d’avoir peur. Il est tellement rare que les ogres vous rappellent des anecdotes de votre enfance et s’enquièrent de ce que vous êtes devenue.
Alors, quand elle eut bien pleuré et conté l’ennui de la cour, il la fit rire en évoquant la mésaventure du roi, que celui ci n’avait jamais vraiment exposée, et elle le fit rire en lui apprenant que les petits cailloux semés pour son frère valaient de telles fortunes que l’on se battait pour leur possession. Et puis il y avait tellement de choses passionnantes dont seuls savent le prix ceux qui se sont vraiment ennuyés longtemps.

En prenant le chemin du retour, elle était si gaie qu’elle se promit de revenir souvent. Ce qu’elle fit. Et parce qu’une aussi raisonnable compagnie ne pouvait que bénéficier à un esprit réceptif, elle finit par prendre en main les rênes du royaume dont la prospérité ne fut jamais si grande. Il est vrai que, de son côté, le roi ne s’en occupait plus du tout, ce qui fait que, lorsqu’il mourut, tout alla encore mieux qu’avant.
La reine avait alors bien vieilli et, malgré tout, sous ce pont trop humide, l’ogre finissait par souffrir de rhumatismes. C’est pourquoi, sans que vraiment l’un ou l’autre l’ait formellement décidé, il finit par s’installer au château. De toute manière, la reine était beaucoup trop aimée pour que quiconque pût se formaliser d’un proche conseiller assez solitaire en dépit de sa grande sagesse. Un très grand moine, avec un capuchon rabattu très bas sur le front, que certains, ayant entraperçu son visage, assuraient bien laid et fort âgé.
Il ne devait pourtant pas être si vieux que ça car, ayant survécu à la reine, il servit encore de longues années comme conseiller de son neveu, un très prudent jeune homme qu’elle avait désigné pour lui succéder. C’est pourquoi, lorsque son précieux mentor mourut à son tour, le jeune roi reconnaissant le fit enterrer dans le cloître auprès de celle qui avait été si longtemps son amie. Sans doute avaient-ils encore beaucoup de choses à se dire puisque les ogres n’existant pas, leur magie murmure forcément au travers des pierres.