Maintenant que j’ai fini les comédies de Noël, c’est quoi le programme ?

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Spéciale dédicace à l’année 2020…

Journal de bord, année 2020
Lundi 2 novembre, il est 19h.
Entrée sur Facebook : Maintenant que j’ai fini les comédies de Noël sur Netflix, c’est quoi le programme ?
Cette année a été… particulière, disons. Le pays est reconfiné même si ce n’est pas bien clair. Certaines collègues sont au travail comme si rien n’avait changé, d’autres sont coincés à la maison, enfermés, déprimés. Je suis au nombre de ceux qui se retrouvent devant leur ordi, à produire… quelque chose. Ne me demandez pas quoi, je n’en suis pas certain moi-même, mais, à la fin du mois, mon salaire arrivera sur mon compte en banque et, tristement, je n’ai plus aucune autre préoccupation.
En réalité, ma pile à lire est loin d’être basse, mais, avec l’automne et les journées grises, quand la nuit tombe, je rêve de contrées lointaines, le papier me semble désormais froid. Gris. Comme mon humeur.
Nouveau message. J’avoue, c’est une sale manie, mais j’ai tendance à ne pas regarder l’expéditeur. Mon œil capte vaguement un avatar, que je pense reconnaître, et, souvent, je me mets à pester sur telle ou telle phrase avant de réaliser que la personne qui me parle n’est pas du tout celle que je crois.
Vais-je changer ?
Je ne crois pas.
Nouveau message : Jour d’ennui, nouveau jeu, on est sauvés !
Et un lien. Sur lequel je clique, forcément. J’ai fini toutes les comédies de Noël.

Mardi 3 novembre, 3h
Merde, mais qu’est-ce que je fous encore devant l’ordi ? Je suis censé taffer à 9h. Bon, OK, je n’envoie pas de fusées sur Mars ni de satellites autour du soleil, mais il ne reste que six heures si je m’endors dans la seconde.
« Et, du coup, tu habites où ? »
C’est ce putain de jeu, je n’ai pas vu le temps filer, j’ai commencé à chatter avec Jtrouvepas parce qu’on venait de faire équipe et qu’on avait enchainé trois victoires de suite et que son avatar était une mignonne petite sorcière d’Halloween et que c’est largement suffisant pour engager la conversation quand on s’ennuie.
Peur des mauvaises rencontres ?
Dans cette réalité, je fais partie de l’équipe dominante. Dirigeante ? Mâle blanc cisgenre hétérosexuel. Grand. Très grand.
Une fois, je me suis fait agresser, dans la rue. J’étais tellement surpris que je n’en garde que ce souvenir : la surprise.
Bref, je raconte ma vie à Jtrouvepas (de nom qui va bien avant de lancer le jeu).

4h
« Sorry, mais, là, faut vraiment que je déco, je taffe tout à l’heure.
– No problem. A+ »
A+ ? Juste A+ ?
Un étrange sentiment me saisit. Je me sens… déçu ?
Ça fait plusieurs heures qu’on discute, de tout et de rien. ‘fin, surtout de séries, mais pas que. On a aussi parlé un peu de politique. Et de la cuisson idéale pour la ratatouille.
Je ne sais pas pourquoi, mais je crois que je m’attendais à un « Tu rejoueras bientôt ? » ou quelque chose comme ça.
Tu ne sais même pas si c’est une vraie fille, quel âge elle a, si elle est baisable !
Et alors ? J’ai déjà fait du cybersex avec des mecs qui se faisaient passer pour des nanas. Tu sais mon seul regret ? Je captais très vite que c’était des mecs. Parce que la sexualité qu’ils mettaient en scène, ben… elle était axée « pour me plaire » et, du coup… ouais, je suis hétéro parce que je recherche une meuf, pas une chose fabriquée par un mec.
Ouais, ben, dans une société patriarcale, meuf ou pas, la sexualité, c’est toujours une fabrication masculine…
Je crois que c’est pour ça que je suis resté en ligne beaucoup trop longtemps à discuter avec Jtrouvepas. Elle n’avait pas l’air d’un mec qui (croit à tort bien) incarne(r) une fille…
Alors, après le A+ impersonnel, je laisse :
« J’ai aimé discuter avec toi. J’espère que ça se reproduira. »
Et je déco.

Et je ne dors pas.
‘fin, j’essaie, mais je serais plus efficace à commencer ma journée de taf.
D’ailleurs, c’est ce que je fais deux heures plus tard.

« Ca existe le coup de foudre pour quelqu’un que t’as même pas vu irl ? »
Bon, en réalité, les guillemets de dialogue sont abusés puisque, coincés, on échange via Messenger et qu’on boit chacun notre café tout seul, devant l’écran.
« Ca a duré combien de temps ?
– Quoi ? »
Je ne comprends pas la question de Méjane, mais elle a toujours des questions bizarres que je ne comprends jamais. Puis, quelques mois plus tard, je réalise qu’elle avait raison, mais elle tourne sans mettre son clignotant et elle s’en fout de laisser les gars comme moi en plan.
« Si tu parles d’un coup de foudre, c’est que t’as longtemps papoté. C’était genre une grosse heure ou plusieurs ?
– Plusieurs.
– Ouais, ça existe.
– Comment tu le sais ? »

Vous vous demandez aussi ? Vous n’aurez pas la réponse. Méjane ne donne jamais les réponses, elle pose juste les questions.

Si elle est en ligne ce soir, c’est qu’elle a envie qu’on se revoie. Ou qu’elle kiffe juste le jeu.
Ralentis, Max. Elle est peut-être en couple, monogame, lesbienne, mineure, grand-mère…
Ralentis, Max.

Mercredi 4, 2h
« Désolée, faut vraiment que j’aille dormir, j’ai fait nuit blanche hier…
– Je n’ai pas trouvé le sommeil non plus. J’ai aimé te parler… »
Ralentis, Max.

Samedi 7 novembre, 1h
« On échange les photos de nos trombines ? On essaie de se rencontrer ?
– Je ne suis pas sûre d’avoir envie… Désolée… T’as l’air gentil et tout, mais… suis plus vraiment prête à… tu sais, un « homme normal »… et tu ne perds rien, suis pas trop la came des « vrais mecs »…
– On peut juste échanger une photo, histoire de ne pas juste parler à un pseudo ?
– OK… »

Tout de suite, elle a essayé de dire que la photo avait été prise par un pro, que c’était normal qu’elle rende bien, qu’elle était beaucoup moins (chaisplustropquoi) dans la réalité.
Elle a dû me sortir la liste random des complexes féminins. Je n’ai rien écouté.
Ses yeux sont marron clair, elle sourit.
Comment je la convaincs qu’on doit se rencontrer ?

Mardi 24 novembre, 10h
Nous sommes réunis en présentiel pour « des nécessités de service ».
J’adore cette expression, elle a un côté Ta Gueule C’est Magique. J’ai toujours rêvé de devenir manager, genre une heure dans ma vie, pour la coller dans un mail.
On est réunis parce qu’on accueille deux nouveaux, qu’on a du matos à voir, que la cheffe veut récupérer des dossiers…
Sous les masques… oh… wait… c’est Elle !
Ralentis, Max, tu te fais des films !
Quelle est la probabilité que Jtrouvepas soit cette nouvelle, sous son masque noir, dans ses fringues gothiques qui disent « Je ne suis ni une nana ni un gars et ça me va ».
Elle a l’air de t’avoir reconnu ? Tu fais quand même un bon mètre 95, on te confond rarement…
Elle a déjà glissé, lors de nos (très) nombreux chats, qu’elle n’était pas spécialement physionomiste et, là, entre les masques et le stress du Premier Jour, elle doit avoir d’autres soucis que de se demander si je suis le mec bavard qui a fini par avouer qu’il regardait les comédies de Noël et portait des pulls moches quand les fêtes approchaient.

La réunion commence.
A un moment (ne me demandez pas quand, mon esprit dérive dès que les réunions démarrent), la voix claire de notre cheffe me sort de ma torpeur :
« Ce que je vous propose, c’est que chacun de vous ôte son masque le temps de montrer son visage, parce que c’est quand même dur de démarrer dans une équipe à l’aveugle. »
Je n’ose plus respirer.
Je suis dans les premiers et, quand j’ôte mon masque, je vois ses yeux s’écarquiller.
Elle est surprise, oui, elle est surprise.
Ralentis, Max, tu t’emballes !
Elle regarde mon pull moche de Noël, oui, elle connecte.
Ralentis…

Elle ôte son masque, brièvement.
Ce sourire.
Faut que je l’invite à déjeuner, faut que je lui offre un café, faut…
Méjane est assise à côté de moi depuis le début de la réunion et, là, alors que mon esprit s’emballe, elle me pose la main sur le bras, juste comme ça, genre « Ralentis, Max… »
D’un coup d’oeil, elle me désigne mon téléphone.
Un texto.
Oui, c’est quand même plus discret que de chuchoter.
« Respire. Elle ne va pas s’enfuir.
– …
– Magie de Noël. Je te promets qu’elle ne va pas disparaître.
– Comment ? Puis c’est pas Noël ?
– Yep. Mais, avec cette putain d’année, mes quotas sont bas et elle était sur ma liste. Par contre, ne déconne pas parce que t’es son dernier hétéro. »

Alors, là, je sais ce que vous pensez.
La magie n’existe pas. Et Cupidon est un mythe.
Croyez ce que vous voulez.
Perso, je pose juste que, autour de moi, j’ai vu des trucs : la voisine battue qui rencontrait la coiffeuse qui venait d’ouvrir juste en bas ou le collègue gentil et timide qui était envoyé en séminaire, pour remplacer quelqu’un au pied levé, et qui revenait avec un numéro de téléphone en plus dans ses contacts.
Je pose donc juste que, malgré ma pole position dans l’échelle sentimentale, j’étais toujours célibataire à 35 ans, que c’était l’année de la lose pour tout le monde et que j’ai pu attirer un peu de pitié.

J’attends devant les toilettes. Jtrouvepas est à l’intérieur, elle n’a pas dit « non » quand j’ai proposé de faire quelques mètres avec elle avant que chacun rejoigne son bunker.
Méjane passe et s’arrête à ma hauteur :
« Tu sais que, normalement, je ne fais rien pour les gars comme toi ?
– Je ne sais pas, non, mais merci et je ne ferai pas de conneries et… pourquoi ? »

Pourquoi ?
Je n’en ai absolument aucune idée, mais je promets de ne rien changer, de continuer à regarder les comédies sentimentales en pleurant, de continuer à aider ma voisine âgée à monter ses courses au quatrième étage, de continuer à ne pas rire aux blagues sexistes…
Alors, oui, éthiquement, agir pour être récompensé, ce n’est pas le top de la noblesse, mais, vous savez quoi, les gars ? J’abandonne sans regret les grosses voitures pour plaire aux fées.
« Tu pleures vraiment devant les comédies sentimentales ? »
Merde, je viens de sursauter. Je ne l’ai pas entendu sortir des toilettes.
Elle lit dans les pensées ?

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