Histoires de muses et de fées

12.600 signes

Elle referma le livre et le posa entre le clavier et elle, ralluma l’ordinateur et chercha sur la Toile. Pourquoi disait-on qu’un roman pouvait vous tomber des mains ? Il ne tombait jamais des mains, on se contentait de le reposer, juste, tuée d’ennui. Tuée ? Terrassée serait sans doute plus correct.
Qu’avait-il donc sorti la veille ? Qu’étant donné le nombre de fois où elle était morte d’ennui, de dépit ou autre, elle ferait bien de prendre des actions chez un marchand de cercueils ? Quel idiot ! Il lui reprochait son humour lamentable, mais il n’était guère plus doué !
Bref, elle chercha. Elle chercha entre les lignes, parmi les critiques positives et négatives, ce qu’elle devait attendre du roman entamé qui lui arrachait des bâillements et, au final, elle conclut prosaïquement qu’elle ne s’était jamais forcée, à rien, et que ce n’était pas aujourd’hui qu’elle allait commencer.
Elle contempla le poche d’un œil torve, limite menaçant, l’attrapa et alla le jeter dans la poubelle de la cuisine. L’horloge du four indiquait 22:16. Pas vraiment le temps de commencer quelque chose, autant aller se coucher. Elle se brossa les dents, enduisit ses mains de crème avant de les frotter consciencieusement, persuadée de retarder un peu leur déchéance inévitable, et se glissa sous la couette après avoir éteint les lumières dans l’appartement.
Ce pauvre livre n’avait pas su lui plaire. En même temps, pourquoi son auteur avait-il cru devoir raconter des choses si ordinaires, si banales… Se mettre sur l’autre côté… Au moins, le collègue d’écriture avait-il essayé… Elle pouvait bien la ramener, elle qui n’avait plus écrit depuis… oh…
Tout était de sa faute ! A lui ! Lui qui avait osé sortir, alors qu’elle lui annonçait qu’un de ses textes venait d’être retenu pour publication et juste après avoir fait semblant de l’encourager par un traître « tu ne dois plus douter de ton talent, maintenant ! » :
— Tous ces textes, ils sont un peu vieux. Quand est-ce que tu t’y remets ?

Tout était de sa faute, à lui. Elle le savait.
Pendant des années, elle avait pu écrire. Elle mélangeait amours, réalités déviées et vacillantes, aventures improbables, mais drôles… Elle vous avait parlé d’amours ? Oui, elle avait un certain talent pour les histoires d’amour et, avec son humour contestable qui plaisait à une moitié de son public, c’était l’autre pendant de ce en quoi elle se débrouillait. Ou excellait, allez savoir, ça ne changeait pas vraiment son drame actuel.
La pensée rationnelle veut nous laisser croire que les vœux n’existent que dans les contes, qu’ils n’existent pas dans la VraieVieTM… mais elle savait que c’était faux, qu’ils se retournaient surtout contre vous si vous ne les formuliez pas de façon appropriée.
Or donc, quelques années plus tôt, lasse d’un célibat qui s’éternisait plus que les conversations de son amie Samia, elle avait énoncé un vœu précis :
— Je suis écrivaine douée en amour, mais je n’ai jamais vécu de vraie histoire qui envoie du pâté. Le peu que j’ai vécu était banal, oubliable. Je voudrais vivre quelque chose de spécial, quelque chose à la hauteur.
Quelques semaines ? mois ? plus tard, il mettait le bazar dans sa vie. Une relation tout à fait improbable, non conventionnelle, dont elle ne savait jamais ce qu’elle était réellement, mais qui disqualifiait toute tentative de comprendre l’amour et les relations entre deux êtres proches et…
Depuis eux, elle ne pouvait plus écrire la moindre histoire un brin romantique, elle ne pouvait pas non plus raconter sa propre vie. ‘fin, elle aurait pu, au sens où il lui suffisait de poser les mots les uns derrière les autres, mais son amour de la bonne littérature trouvait l’idée même aussi ennuyeuse pour le lecteur qu’indécente pour elle-même.

Cette nuit-là, elle ne s’endormit que d’épuisement après s’être retournée mille fois dans son lit, rêvant alors de livres qui s’entassaient au coin de la poubelle, contre le frigo, d’auteurs et autrices furieuses qui venaient lui hurler dessus en salon alors qu’elle était assise pour dédicacer sur une petite table d’écolier couverte de fromage : on était en automne et elle espérait qu’on l’invite pour une raclette.
Le lundi matin, bougonne, sirotant son café, elle avoua l’ampleur de sa détresse à son unique collègue de boulot : elle avait fait un vœu stupide et sa Muse s’était barrée, furieuse et jalouse.
— Alors, toi aussi, tu as remarqué qu’il ne fallait pas se tromper dans ses vœux ? répondit sobrement Gwendoline.
Sandra et Gwendoline ne se connaissaient que depuis quelques mois, mais avaient vite noté qu’elles partageaient de nombreux défauts en commun : une extrême maniaquerie, qui n’était pas si terrible dans leur boulot, un humour lamentable, l’amour de la lecture et… une capacité à voir le monde au-delà de… ou sur le côté, peut-être bien ? Et, encore une fois, son binôme administratif avait résumé à merveille la situation : elle ne devait juste pas se tromper dans son prochain vœu.

Les jours passaient mornement. Sa Muse ne revenait pas, elle avait beaucoup de boulot, la fatigue d’automne s’installait et, dans les magasins, les décorations de Noël envahissaient l’espace, ne laissant que peu de place à quelques citrouilles hilares qui invitaient à se gaver de sucreries.
Le soir d’Halloween, il doit se passer quelque chose. C’est obligé. Elle n’avait pas suivi les aventures de Buffy pour rien ! Elle s’obligea donc à sortir quoiqu’elle fût claquée et, en guise de déguisement, elle mit l’une des tenues steampunk qu’elle affectionnait et qui autorisait les surcouches bénies par sa frilosité. Bottes et pantalon, petit gilet, chemisier et dentelles, veste cintrée, elle hésita devant un haut de forme et l’embarqua : aucun aventurier ne sortirait sans chapeau !
La soirée fut calme comme de bien entendu : dans un bar à bières de la vieille ville, avec quelques potes, ils descendirent une ou deux pintes de trop et, aux douze coups de minuit, les serveurs leur firent sentir l’appel du lit. Fin de partie.
En remontant à pied chez elle, avec Lorenzo, un ami de longue date, elle traina devant chaque vitrine où le reflet était suffisant pour se voir et s’interroger sur, oui ou non, avait-elle une « tête à chapeaux ». Tandis qu’elle tournait en rond autour de cette question et que son compagnon de route lui parlait de toute autre chose en fond sonore, les effets alanguis de la bière commencèrent à se dissiper et elle se retrouva à nouveau avec ses éternelles questions : où était sa Muse ? Que faisait-on sur Terre à part s’y ennuyer ? Pourquoi il ne se passait jamais rien de spécial les soirs d’Halloween ou de Noël ?
Il doit se passer quelque chose ! pensa-t-elle très fort, en pleine nuit, dans une rue tout à fait déserte. Lorenzo, qui marchait à ses côtés, s’arrêta brusquement et se tourna vers elle :
— Tu sais, Sandra, faut que je te dise…
Il fit aussitôt une pause, parut chercher ses mots et… s’avança vers elle pour l’embrasser. Cela ne dura qu’une fraction d’instant et, interdite, elle le vit s’approcher, sentit ses lèvres sur les siennes. Son cerveau moulina, confus : Lorenzo et elle se connaissaient depuis le lycée, ils étaient d’excellents amis, elle ne lui avait jamais laissé entendre que… Elle se recula, les yeux écarquillés, et, à son attitude, le jeune homme comprit et pivoina :
— Je… bafouilla-t-il. Je…
Sandra hésita à se lancer dans l’une de ces tirades dont elle avait le secret et réalisa qu’elle ne voulait pas parler. Elle voulait juste qu’il se passe des choses un peu fun dans sa vie mortellement ennuyeuse, mais rien n’arrivait de sympa et il avait gâché son vœu.
Elle repartit d’un bon pas, plantant là son cavalier qui n’osa pas la suivre, et elle rentra chez elle sans se retourner. Elle était gavée. Ce n’était pas ça le souhait qu’elle avait fait.

Quand elle fut au chaud, elle envoya un premier texto à Lorenzo : Sérieux, gars, ne reprends pas contact avec moi avant que je sois calmée, t’es vraiment relou !
Et, quoiqu’elle sût qu’il ne la lirait pas avant plusieurs heures ou jours puisqu’il n’allumait jamais son téléphone, un autre à lui : J’en ai marre, tout est de ta faute ! Il y avait bien évidemment peu de chances qu’il devine de quoi, cette fois encore, il était coupable, mais, bah, il était forcément coupable de quelque chose.

Lendemain d’Halloween, jour férié, jour pour cuver.
En réalité, la jeune femme n’avait nul besoin de dégriser, mais elle décida de sortir : puisque l’inspiration ne venait pas à elle, elle finirait bien par la retrouver. Elle passa au MacDo se prendre un shoot de gras-qui-compense et décida de s’installer sur un banc de la coulée verte qui traversait la ville depuis quelques mois, dessinant un bijou urbain de végétation.
En apparence, elle profitait du soleil après avoir englouti burger, frites et glace, mais, en réalité, son cerveau chauffait encore plus que d’habitude. Ne devrait-elle pas mettre un vœu par écrit pour en éprouver toutes les facettes ? tous les risques ? Mu par deux doigts agités, un stylo furieux tambourinait un petit calepin aux pages noircies.
Il fallait qu’elle retrouve sa Muse, qu’elle trouve l’Amour qui prendrait toute la place et l’étoufferait lui et l’importance qu’il avait dans sa vie, puis il était temps qu’elle devienne un peu célèbre et… Une femme, petite cinquantaine, mais les cheveux déjà tout blancs, s’assit sur le banc à côté d’elle et se permit un :
— Bonjour.
— Bonjour, répondit Sandra machinalement.
— C’est une belle journée pour un mois de novembre !
— Vous n’êtes pas d’ici ?
— Non, en effet !
— Alors habituez-vous : il n’y a que des belles journées ici. Il ne fait vraiment vilain qu’en février.
La femme sourit à cette réplique, laissa passer quelques secondes et relança :
— Vous faites quoi de beau ?
— Normalement, je ne parle pas aux inconnus, je n’aime pas les gens, répliqua l’écrivaine, un peu froidement.
— Je comprends : votre cerveau vous parle déjà bien assez, les voix à l’extérieur font trop de bruit.
— Pardon ?
La jeune femme, piquée au vif, lui lança un regard terrible, mais l’inconnue ne se démonta pas et continua sobrement :
— Ce n’est pas de votre faute, je le sais bien, mais si, tout simplement, vous abandonniez enfin l’idée de faire des vœux ?
— Pardon ?
— Vous n’avez jamais songé que, derrière chaque vœu, il y avait quelqu’un pour l’exaucer ? Quelqu’un qui doit le comprendre, le mettre en œuvre…
— Et ?
— Sandra, vous êtes une bonne écrivaine. C’était votre vœu le plus cher quand vous avez soufflé les bougies de votre dixième anniversaire et nous vous avons exaucé. Comme à chaque fois. Mais votre capacité à imaginer des histoires, à suivre toutes les hypothèses même les plus improbables autour du moindre fait le plus anodin, vous l’avez reçu à la naissance. Votre esprit est l’un des plus compliqués, des plus torturés… qui soit et nous n’en pouvons plus.
Sandra, les yeux écarquillés, regardait la femme qui lui annonçait tout cela froidement.
— Alors, exceptionnellement, nous avons demandé une dérogation : le droit de venir parler à une humaine, de nous expliquer avec elle, de lui demander… de la supplier, en réalité, si nécessaire, de juste… arrêter.
L’écrivaine, d’habitude si disserte, si à l’aise à l’oral, ne pipait mot.
— Sandra, je vous le demande officiellement : nous n’avons pas le droit de ne pas exaucer vos vœux alors nous vous supplions de ne plus jamais en faire. Jamais. Même vos vœux les plus anodins ont les conséquences les plus improbables. Et vous n’en êtes jamais satisfaite.
La jeune femme, soufflée, prit une inspiration et répondit enfin :
— Normalement, dans une bonne histoire, ayant découvert que les vœux se réalisent pour de vrai, j’ai droit à un dernier !
— Dans une bonne histoire, mais nous sommes dans la réalité et, si vous saviez qu’il ne vous reste qu’un seul vœu, vous cogiteriez tellement que nous mourrions tous de migraines.
— Z’êtes pas hyper fun…
— Oui, mais nous voulons vivre en paix.
L’inconnue… la fée ? regarda longuement Sandra, sut que le message était passé et disparut. Simplement. Sans se soucier que sa disparition brutale fut ou non remarquée par les passants au nez collé sur leurs smartphones.

Il n’était jamais joignable, laissant son téléphone éteint en permanence et ne l’allumant que pour l’appeler, mais elle ne pouvait raconter qu’à lui qu’elle avait été témoin d’une telle rencontre. Ou à Gwendoline peut-être, quiconque d’autre la prendrait pour une folle. Et il fallait qu’elle le raconte.
J’aimerais qu’il m’appelle, là !
Son téléphone sonna et elle vit son nom s’afficher sur l’écran.
— Oups, désolée ! s’excusa-t-elle à voix haute. Pur réflexe, je vais essayer de faire attention.

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