La Princesse et le Roturier (2006)

9.700 signes #fantastique
Temps de lecture : 9 minutes


J’aurai trente ans demain, c’est officiel.
À moins que mes parents ne me mentent depuis des années.
À moins que mon acte de naissance ne soit pas le mien, mais celui d’un enfant enlevé à la naissance et à la place duquel on m’a mis, mal leur en a pris.
À moins que je ne sache plus quel jour on est.

J’aurai trente ans demain et je ne ferai rien. Pas de fête, pas de sortie délirante en boîte de nuit, pas d’éclate dans un bon resto avec mes potes. Non, rien.
Je n’ai envie de rien.
Parce que, demain, j’aurai trente ans et je n’ai ni boulot génial ni femme adorable (non pas que la mienne ne le soit pas, elle n’existe tout simplement pas) ni trois enfants galopant dans ma villa. De toute façon, je n’ai ni villa ni enfant.
Demain, je rentrerai du boulot assez tôt pour avoir le temps de broyer du noir plus longtemps, avoir le temps de ressasser tout ce qui ne me plaît pas, avoir le temps de bouder, seul, en paix, devant ma télé.

Du coup, quand le réveil sonne, je suis déjà d’une humeur massacrante. C’est parfait : avec la tête que je tire, personne ne prendra le risque d’engager la conversation à la machine à café. Une paix royale ! Un anniversaire nickel !
Comme si une brutale amnésie m’avait fait oublier Audrey.
Elle débarque à midi dans mon bureau dont j’ai tiré la porte pour attaquer un sandwich. Elle porte un grand sac isotherme vert fluo, gonflé, et elle crie : « Bon anniversaire et bon appétit ! »

Comment ai-je pu oublier Audrey ?
Audrey, la fille de la comptabilité. Audrey, ma meilleure amie. Ma seule amie diraient les mauvaises langues, mais c’est jouer sur les mots. C’est juste ma meilleure amie.
Plus je boude, plus elle rit. Quand je suis de mauvaise compagnie, elle me traîne dans les endroits les plus incongrus. Elle a même tenté de me faire faire du shopping en prétextant que ma garde-robe avait besoin de s’envoler vers de nouveaux horizons !

— Je ne savais pas si tu avais prévu quelque chose, me dit-elle en étalant sur mon bureau un assortiment de boîtes en plastique de différentes tailles.
Bien sûr que j’ai prévu quelque chose, andouille, songé-je, et je ne t’ai pas invitée alors que tu es ma seule amie !
Mais je me retiens, je ne sais pas trop pourquoi, sans doute à cause de sa façon de présenter le repas devant moi, avec cet enthousiasme de petite fille guettant l’approbation de son grand frère chéri (bien qu’elle soit mon aînée).
Pourquoi ne se blinde-t-elle pas ? Pourquoi est-elle toujours si adorable avec tout le monde, même avec ceux qui, jour après jour, lui nuisent ou répandent les pires rumeurs sur elle dans les couloirs de cette boîte ?
— Joyeux anniversaire, mon ami, me lance-t-elle avec ses yeux brillant de sourires, en levant un mug rempli de jus de pomme.
— Merci, balbutié-je.
Je commence à manger. Je sais qu’elle s’est donné du mal car elle ne sait pas cuisiner. Enfin, j’exagère, je crois qu’elle sait réchauffer un plat tout prêt au micro-ondes.

Elle parle, elle « fait la conversation » comme elle aime le dire elle-même, en se moquant de nous et de notre relation à deux vitesses, le grognon muet et la pipelette euphorique. Et puis, petit à petit, elle en arrive à ce détail qui met à mal sa curiosité depuis plusieurs jours :
— Et, donc, ce soir, tu as prévu quoi ? Tu sors avec des amis ? Une copine ?
— Bien sûr ! Je sors avec ma fiancée !
— Oh ! s’exclame-t-elle.
Elle me regarde, incrédule, décontenancée.
— Tu crois vraiment n’importe quoi ? lui réponds-je, satisfait de ma cruauté.
Elle se met à rougir, embarrassée, gênée. Elle est si naïve… et si jolie quand elle rougit.
— Tu ne fais rien, alors ? insiste-t-elle.
— Non. Je vais passer la soirée avec mon amie la télécommande.
— On pourrait sortir ? lance-t-elle.
Et je me sens obligé d’accepter.

La nuit ne tombe jamais en cette saison, je déteste ça : on dirait que l’univers lui-même nous interdit le prétexte de rentrer chez soi pour se caler sous une couette… Je déteste aussi les anniversaires ; le soir après le boulot ; avoir trente ans ; Audrey quand elle crie dans mon oreille :
— Alors, on va où ?
— C’est ton idée de sortir : tu choisis.
— Chiche ! répond-elle.
Nous nous sommes retrouvés un peu après le boulot car elle a voulu rentrer chez elle « pour se faire une beauté ». Se faire une beauté ? Elle est déjà si désirable au naturel… Elle a mis une jupe bien trop courte, une veste aux couleurs improbables dont on ne sait pas bien si c’est le travail d’une couturière en mal de tissus qui a tenté le patchwork du pauvre ou d’un tailleur fou. Elle a gardé ses tennis et porte un grand chapeau de paille couvert de fleurs artificielles. Est-ce son sourire ? Étrangement, elle est presque élégante. Autour de son cou, fin, une chaîne en argent à laquelle pend un ambre ovale. Dont elle ignore qui le lui a offert. Comme elle ignore d’où lui viennent la plupart de ses bijoux. Pourquoi cela ne l’interpelle pas ?
Elle glisse sa main dans la mienne et me traîne, m’entraîne. Nous marchons dans les rues, un groupe de touristes nous bousculent sans nous voir, il fait doux et, à force que nous tournions en rond, au hasard dans ces rues que nous connaissons trop bien, le ciel s’assombrit enfin.
— Et si nous allions manger un pan bagnat au bord de la mer ? Ça n’a rien de festif, mais tu n’as rien de festif !
Je lui décoche une grimace peu amène, mais elle rit et s’engouffre dans une boulangerie dont elle ressort avec un sachet en plastique qu’elle me tend.
— Monsieur, veuillez porter le bagage de votre princesse !
Nous passons encore quelques ruelles avant l’immense étendue bleue, qui sera noire quand nous y arriverons : la nuit est enfin là. Un réverbère projette son ombre sur un mur et, comme toutes les fois auparavant, mon cœur loupe un battement. Ne le voit-elle donc pas ? Comment peut-elle ignorer pareil « détail » ?

Assise en tailleur sur le muret de pierre de l’esplanade circulaire qui surplombe la plage de galets, après avoir grignoté la moitié de l’énorme sandwich, elle attaque :
— C’est rigolo d’avoir trente ans. Pourquoi tu boudes aujourd’hui ?
— Peut-être parce que ma vie n’est pas comme je l’avais imaginée, justement, pour mes trente ans ?
— Ne sois pas grinçant ! Si tu appréciais le moment présent au lieu d’attendre la princesse charmante qui ne viendra pas, tu serais plus amusant.
— Je n’ai pas vocation à être amusant, répliqué-je, cinglant.
Elle me tire la langue, juste, puis elle prend un air pincé.
— Bien, monsieur, comme il plaira à monsieur.
Je ne devrais pas rire, évidemment, car c’est une victoire bien facile, mais je ris et ses grands yeux bleus s’illuminent.
— Comment tu les voyais, alors, tes trente ans ? questionne-t-elle.
— Ben, déjà, avec une petite amie pour passer la soirée, dégourdie !
— Tu passes la soirée avec moi, me fait-elle remarquer. C’est si peu « comme tu l’avais souhaité » ?
Son regard a changé brusquement et ses deux grands yeux bleus sont devenus deux immenses lacs mélancoliques.
— Tu sais bien ce que je veux dire, réponds-je, mal à l’aise.
— Non, avoue-t-elle précipitamment, je ne sais pas ce que la princesse charmante a de plus que moi.

Elle détourne le regard, embarrassée, honteuse. Cet aveu lui coûte, mais que puis-je répondre ? Que la princesse charmante, justement, elle, ne sera pas princesse ? Que, dans les contes de fées, les roturiers ne posent pas les yeux sur les reines ? Que… ? Que puis-je lui dire puisqu’elle ne voit jamais l’ombre qu’elle projette ? Puisqu’elle ne sait visiblement pas ?
— On ne commande pas ses sentiments, tu le sais bien, dis-je tout bas, malheureux. Tu es une chouette fille, ne va pas te mettre de mauvaises pensées dans la tête. Je ne suis qu’un garçon stupide.
Mais elle s’est déjà ressaisie, elle a essuyé la larme furtive au coin de son œil et elle me sourit.
— Désolée, me dit-elle, la journée a été un peu longue à la compta, un coup de fatigue, ce n’est rien.
Non, ce n’est pas rien, Princesse.
Puis le vent se lève, comme si nous n’étions plus les bienvenus, et, alors qu’elle finit la dernière bouchée du pain rond baigné d’huile, il emporte son chapeau, d’un coup, sans que nous n’ayons rien vu venir. Elle me regarde, navrée, mais je ne sais pas lui mentir :
— Il était vraiment laid, tu sais, avec ses horribles fleurs.
Elle penche la tête sur le côté puis, sans rien dire, saute du muret. Sa jupe saute avec elle et je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil, gêné. Au loin, sur les galets, le chapeau roule vers la mer.

Je la raccompagne jusque chez elle et il est tard quand nous arrivons au pied de son immeuble.
— J’ai passé une excellente soirée, lui dis-je en déposant un baiser sur sa joue.
— Tu vois, c’était une bonne idée de sortir alors, répond-elle avec son grand sourire, si franc, si pur.
J’ai envie de l’embrasser. Et mes yeux tombent sur son ombre, projetée là, contre le mur, juste à côté de la porte d’entrée.
— Les roturiers ne regardent pas les princesses !
Les mots s’échappent de ma bouche, trop vite, sans que je réalise vraiment.
— Pardon ? fait-elle, les yeux incrédules.
— Je suis désolé, Princesse.
Ma main se porte à sa joue qu’elle caresse tendrement.
Heureusement, Audrey est trop interloquée pour avoir vraiment le temps de réagir, si bien que je m’enfuis, je suis déjà loin. Je cours presque.
En passant devant une vitrine, mon pas stoppe devant les deux reflets que me renvoie la surface lisse : celui que je vois chaque matin, dans le miroir de la salle de bain, et cet autre qui me fixe. L’homme a fière allure, je dois le reconnaître, ses longs cheveux noirs ceints d’une couronne d’argent. Et le regard brûlant du mari jaloux. Pourquoi, elle, ne le voit-elle jamais ?

Un roturier ne sort pas avec une princesse.
Un gentleman ne sort pas avec une femme engagée.

Et si la princesse ne sait pas qu’elle est princesse ?
Et si la promise ne sait pas qu’elle est engagée ?

Un gentleman ne saurait abuser.

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