Timeo Danaos et dona ferentes (2008)

12.760 signes #fantastique
Temps de lecture : 11 minutes


Elle se réveilla. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser que c’était une position inconfortable qui l’avait arrachée aux bras de Morphée : elle s’était endormie dans le grand fauteuil du… boulot ? La nuit citadine brillait derrière les persiennes closes et, à l’autre bout de la pièce, Vincent et Damien s’agitaient sur leurs sièges, le regard rivé sur l’écran d’ordinateur. Elle se frotta les yeux et chercha l’horloge : 4h37.
— Vous auriez pu me réveiller ! se plaignit-elle à l’attention des deux garçons, mais ceux-ci la fixèrent de leurs yeux rougis où se mélangeaient fatigue et surprise :
— Ben, pourquoi tu voudrais qu’on réveille les gens qui dorment ? s’exclamèrent-ils en chœur.
Cathy eut un geste de la main, probablement pour dire « laissez tomber, z’êtes trop nuls » et se traîna jusqu’aux toilettes. Se passer de l’eau sur le visage, contempler ses cheveux d’un air navré. Elle s’était endormie sur son travail alors qu’elle aurait dû se trouver dans son lit douillet rien qu’à elle.
Elle revint dans la pièce principale :
— Vous faites quoi ? demanda-t-elle à ses collègues.
— Notre guilde est sur l’instance de Mallien le Maudit ! expliqua brièvement un Damien surexcité et Cathy soupira.
— On fait de la veille technologique, renchérit Vincent.

Cathy aimait se lever tôt le matin : son père, homme du bâtiment, lui avait appris que le travail devait être accompli aux premières heures de la journée. Partant, elle aimait être dans son lit quand les horloges passaient sur minuit, mais elle était restée tard pour finir la terrifiante manticore qui devait être introduite dans la prochaine mise à jour de Battle Sword Quest.
Éteindre l’ordinateur et rentrer chez elle, voilà le seul programme valable.
— Z’avez rien de mieux à faire de vos vendredis soir ? grogna-t-elle aux deux joueurs.
— J’ai pas de vie sociale, lui rappela Damien, rieur.
Le jeune informaticien aimait sa vie sans souci, sans dispute jamais d’aucune sorte. Ses rares fréquentations (camarades de jeu ou de travail) le soupçonnaient même d’avoir rompu le lien avec sa famille pour ne pas avoir à chercher de cadeaux pour les fêtes de fin d’année.
— Ma copine s’est endormie à son travail ! ajouta Vincent, plutôt content de sa réplique.
— Suis pas ta copine ! grinça Cathy, râleuse. On a juste couché ensemble !
Damien leva les yeux au ciel, manifestant tout le bien qu’il pensait de ses propres choix face à l’exemple laissé par ses congénères.
— Merde, Cathy, chouina Vincent, je t’apporte des croissants le matin, ça compte quand même !
La jeune femme ne répondit pas et se concentra sur les tâches routinières. Sauvegarder ses travaux et se casser. L’écran de veille, bousculé par la souris, s’estompa et laissa la place à… un homme, portant un long cache-poussière noir, armé… idéal pour un jeu futuriste, mais n’évoquant pas du tout l’ambiance des créatures sur lesquelles elle avait travaillées.
— Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-elle pour elle-même.
Le dessin, fort réussi au demeurant, n’avait absolument pas sa patte. Elle se pencha, fit bouger l’image et se figea : dans le coin, il y avait sa signature, sans doute possible, ce petit PC torturé marquant les initiales de son pseudonyme, Princesse Chaos.
Faut que j’aille dormir.
Elle éteignit l’ordinateur, attrapa son blouson.
— Ben, tu vas où ? demanda Vincent qui avait perçu le mouvement du coin de l’œil.
— Je rentre chez moi, andouille, t’as vu l’heure qu’il est ?
— Tu veux que je te raccompagne, il est tard, remarqua le jeune homme, empressé.
— Laisse tomber, mon scooter est juste en bas.
Blouson, sac, j’ai bien mes clés, mon téléphone… Cathy était déjà dans les escaliers.
— On se verra ce week-end ? s’était enquis le presque petit ami, mais la jeune graphiste n’avait pas relevé.

La rue était toujours largement éclairée et le deux-roues, customisé pendant ses jours d’ennui, attendait sagement sa propriétaire. Cathy s’avança rapidement, mais remarqua alors un homme à côté du parking à motos. Son cœur loupa un battement : l’homme du dessin, les armes en moins. La prudence dictait probablement de rebrousser chemin et de sonner au parlophone pour appeler les deux garçons.
Il n’y a personne à cette heure-ci, dehors, et certainement pas le mec d’un dessin que je n’ai pas fait !
La jeune femme finit de traverser la rue, enfila son casque.
— Bonsoir, dit l’homme.
Ne pas répondre, démarrer le scooter et filer.

En arrivant chez elle, Cathy avait encore les jambes flageolantes. Chien et chat l’avaient entendue et l’attendaient derrière le portail.
— Faites quoi dehors, vous deux ? leur demanda-t-elle et elle alla ranger son scooter dans le garage.
Les deux animaux la suivaient, simplement heureux qu’elle soit enfin rentrée et ils se glissèrent tous trois dans la maison endormie. Cathy mit sa chemise de nuit tandis que Ffoulkes, le chien, s’endormait déjà au pied du lit et que Shiryu, le siamois, la rejoignait sous la couette.
Dormir. Tout serait clair ensuite.

12h
Merde !
Cathy détestait se lever tard, cela lui faisait perdre du temps, temps dont il lui semblait qu’elle manquait en permanence. De la cuisine lui parvenaient les bruits de l’agitation du samedi midi. Ses parents avaient fait les courses le matin et c’était le jour de la semaine où, en général, ils lui servaient un excellent tournedos ou une côte de bœuf, des fraises à la chantilly, des pains de seigle aux noix ou de la panna cotta avec des framboises fraîches.
Elle se précipita dans la salle de bain, s’accorda le temps réglementaire qu’elle aimait pour sa douche et se présenta à table.
— Tu es rentrée tard, ma chérie, remarqua son père, pour engager la conversation surtout.
— Me suis endormie sur ma dernière création, plaisanta la jeune femme, mais elle n’aimait pas se sentir décalée.
Elle aimait l’ordre, que chaque chose soit à sa place, que Vincent fasse le ménage à fond dans son petit studio s’il voulait l’y baiser, que sa mère fasse des gaufres le dimanche après-midi.
— J’ai vu tes dernières toiles, déclara cette dernière qui dressait la table, en faisant le ménage dans ton atelier ce matin. Elles changent beaucoup de ton style de d’habitude, c’est original.
Je n’ai rien peint depuis trois semaines…
La jeune femme ne répondit pas, mais se précipita dans son atelier. C’était une chambre plus lumineuse que les autres, à l’étage, dont ses parents lui avaient laissé la jouissance dès son adolescence. Et il y avait effectivement trois nouvelles toiles : deux scènes urbaines et un portrait de femme. Réussies, incontestablement. Aucune qu’elle ait le souvenir d’avoir faite.
C’est quoi, ce bordel !
Elle dormait bien, ne buvait jamais, ne prenait aucune drogue. Quand on la taquinait qu’elle « ne savait pas vivre », elle répondait en général, méchamment, que son esprit était son gagne-pain et que rien ne devait venir le gâter.
Et voilà qu’elle perdait pied ? Une dépression causée par trop de contraintes qu’elle s’imposait ? Une maladie qui lui causait des amnésies partielles ?
Ce ne sont pas mes toiles !
— Non, effectivement, ce ne sont pas tes toiles, remarqua une voix masculine dans son dos. En sont-elles moins réussies pour autant ?
Le cœur de Cathy loupa un battement et elle se retourna vivement. L’homme, qui se trouvait la nuit même près du parking à deux-roues, était là, bien là, dans son atelier, chez elle.
Un maniaque attiré par sa notoriété naissante ? Dont, inconsciemment, elle avait reproduit le portrait parce qu’il la suivait depuis plusieurs jours ?
— Détends-toi, Cathy, je ne suis pas une menace, annonça l’intrus d’une voix douce.
— Qui êtes-vous ? articula lentement la jeune femme.
— Considère-moi comme un ami qui a à cœur de promouvoir la talentueuse artiste que tu es.
L’homme souriait, confiant. La jeune femme tendit le poing qui s’abattit… dans le vide : le psychopathe avait disparu !

Cathy ne desserra pas les dents de tout le week-end et, quand ses parents tentèrent une conversation sur les dernières sorties au cinéma, elle les rembarra assez brusquement.
Les choses lui échappaient et elle détestait ça. Son univers était construit, précis. Son temps était empaqueté dans un agenda minuté, ses sentiments étaient contrôlés et catalogués. Rien n’avait le droit de lui échapper, de se dérouler différemment de ce qu’elle avait prévu.

C’est toujours maussade qu’elle reprit le chemin du boulot le lundi matin. En général, elle était parmi les premiers arrivés, en même temps que leur secrétaire-standardiste qui assurait le rôle du rappel-à-la-réalité dans leur entreprise, préparait des pots pour les anniversaires, décidait des plannings et congés d’office et n’hésitait pas à lancer de temps en temps qu’il existait un monde au-dehors, un monde qui ne connaissait même pas forcément leur existence.
À son grand étonnement, Vincent était déjà là aussi, et des vêtements différents indiquaient que, oui, il n’était pas resté sur son siège les quarante-huit heures que dure le week-end. Il semblait agité et concentré, si bien que, contrairement à ses habitudes, il ne l’accueillit pas avec des sous-entendus graveleux.
Quand Cathy fut près de lui, elle se rendit compte qu’il travaillait sur son site à elle. Et il nota enfin sa présence :
— Tes nouveaux travaux sont vraiment différents, c’est génial, t’as plein de facettes. Du coup, j’ai commencé à refaire la structure du site lui-même, pour mettre en avant tes différentes personnalités et…
… la jeune femme le coupa :
— On se calme, la groupie hystérique, j’ai pas de nouveaux travaux vraiment différents.
Et elle souligna les derniers mots en imitant la voix de son ami.
Le webmaster se renfrogna. Il était habitué à être rabroué, voire malmené dans leur vie privée, mais, professionnellement, elle avait toujours eu beaucoup de respect pour lui.
— C’est quoi, ton problème ? finit-il par lâcher. Tu veux pas qu’on se voit, alors j’ai bossé pour toi !
— T’as pas bossé pour moi, murmura-t-elle avant de rejoindre son poste de travail.
Elle avait vu les ébauches des nouvelles pages de son site et toutes mettaient en valeur ces illustrations qui n’étaient pas siennes. Démarrer l’ordinateur, se servir un café, oublier.
Vincent l’avait suivie et, la prenant par les épaules, esquissa un massage qu’elle repoussa d’un geste hargneux.
— Si t’es amoureux de la personne qu’a fait ces dessins, grogna-t-elle, retrouve-la et épouse-la.
— C’est quoi qui cloche chez toi ?
— Rien ne cloche, j’ai pas fait ces dessins !
— Tu me les as envoyés par mail en me disant de les mettre en ligne !

Dominer sa vie, pour l’illustratrice, ce n’était pas seulement une façon de parler, c’était un art de vivre. Déjà, elle n’écoutait plus son presqu’amant. Elle avait repris son sac, son blouson et était dehors.
Comme elle le prévoyait, l’harceleur était juste en bas, dans la rue, comme s’il l’avait attendue. On était en pleine journée et les terreurs nocturnes n’avaient plus leur place. Elle marcha vers lui d’un pas décidé.
— Tu sais quoi, Ducon ? commença-t-elle. Tu vas reprendre ta merde et disparaître de ma vie, avant que je m’énerve.
L’inconnu la regarda, tranquillement, et un sourire vint frôler ses lèvres :
— Allons, ma belle, tu ne sais pas ce que tu dis. Tes fans adorent déjà tes nouvelles œuvres, tu ne peux pas les décevoir.
— J’sais pas quel genre de pervers t’es, mais tu m’auras pas avec tes délires sur mes fans. Je fais ce qui me plaît, seulement ce qui me plaît. Si tu as diffusé des œuvres sous mon nom, je dirai partout que t’es un malade et un usurpateur et tu vas pas faire long feu !
L’homme la regarda, sans comprendre. Et la fureur de Cathy retomba car il n’avait l’air ni menaçant ni fou, juste… incrédule ?
— Ça n’a pas de sens, finit-il par dire, je peux accélérer ton succès, je peux faire de toi une star ; pourquoi refuser ?
La jeune artiste le regarda, tout aussi incrédule :
— T’es un malade, pauv’type, j’en ai rien à carrer. Mon succès, si j’en ai, ne sera dû qu’à mon travail à moi. Dégage !
Et elle dit ce dernier mot avec tellement de… foi ? que l’homme disparut aussitôt, comme par enchantement.

En quelques minutes, Vincent ôta les dessins intrus avec sans doute un petit pincement au cœur : les œuvres étaient belles, même si elles n’étaient pas de la main de sa dulcinée, et il n’aimait pas détruire. Mais Cathy n’avait pas ce genre d’état d’âme et, le soir même, rentrée chez elle, elle brûla les toiles qu’elle ne reconnaissait pas comme siennes.

Installé face à l’écran, il fait défiler les images. Il y a un talent certain chez cette jeune femme. Mais il y a autre chose qu’il ne comprend pas. L’autre lui tape sur l’épaule :
— On ne ressasse pas les échecs, ce n’est pas la politique de la maison.
— Ne dit-on pas qu’on doit apprendre de ses erreurs ? rétorque le premier, cynique.
— Aucune idée, encore un truc d’humain, ça !
— Ouais, c’est ce qu’on a dit quand ça a commencé, et regarde où on en est…

A propos Cenlivane

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