47.500 signes – 44 minutes #comédie #romance
Il est en général difficile de dire précisément quand une histoire commence. Est-ce quand les deux personnages principaux se rencontrent pour la première fois ? Quand leurs parents les ont mis au monde ? Quand ils interagissent et que… paf ! une suite d’évènements s’enchaine, permettant à l’écrivaine que je suis d’en faire toute une histoire ?
Je n’ai pas d’avis sur cette question, mais, après tout, si je vous donne tous les détails, vous pourrez en juger par vous-même.
Elle, c’est Julia. Elle est directrice informatique dans la boite où elle travaille. Elle est aussi bien responsable du parc informatique lui-même, que des solutions de sécurité mises en place pour leur gros site-plateforme de vente. Autant dire qu’elle prend son travail très au sérieux et qu’elle entend mal qu’on puisse envisager des économies dans son domaine de compétence.
Elle est plutôt petite et semble figée dans la vingtaine, si bien que, si vous la croisiez par hasard, vous pourriez vous imaginer que c’est une stagiaire ou quelqu’un vraiment en début de carrière. Ses vêtements accentuent le trait : elle achète pas mal dans le rayon ado garçon, mais, si vous vous y connaissez un peu, vous réalisez que ses longs T-shirts sont des collectors et, si vous additionnez les accessoires, vous obtenez un budget peu différent d’une fashionista.
Le gros point de son caractère, au taf, c’est qu’elle sait qu’elle a raison et qu’elle n’en démordra pas. Elle peut vaciller si vous lui demandez de choisir quel est le genre littéraire le plus addictif entre la dark romance et le steampunk, mais, dans son travail, rien ne la fait bouger.
Lui, c’est Thierry. C’est le directeur financier. De la même boite. Il prend son travail d’autant plus au sérieux qu’il a cette sorte de conviction que les emplois sont directement liés à ses préconisations : s’ils perdent trop d’argent, ils devront licencier et ça sera forcément un peu de sa faute. Du coup, question travail, il est bien aussi têtu qu’Elle. Alors qu’il a une nature extrêmement conciliante dans sa vie privée, c’est difficile pour ses collègues de le percevoir.
Il est plutôt charmant si on détaille ses traits, mais il est très grand donc, comme tout ce qui sort de la norme, il peut sembler attirant ou repoussant selon vos préférences. A minima, il porte chemise et pantalon bien repassés. Il a souvent une cravate, mais pas tous les jours. Elle vous dira qu’il est « ridicule, il se prend pour un banquier ? », mais, si vous aimez les hommes en costume, vous pourriez vous dire qu’il est très élégant et que, vu sa taille, tout est du sur-mesure.
Leurs deux caractères, similaires, ne leur permettent pas de s’entendre : il croit qu’elle est dépensière, elle est persuadée qu’il est imprudent. Et, du coup, leurs différends se résolvent comment ?
Leur patronne, c’est Lise Delaporte. Vous en avez forcément entendu parler. Est-elle sincère ou non ? En tout cas, elle a compris qu’il y avait un certain nombre de consommateurs qui voulaient se faire plaisir sans brûler la planète et elle a su les séduire. Elle vend du « tourisme responsable » et autres solutions du même genre. Son directeur de communication, c’est le meilleur ami de Lui. Il s’appelle Karim et Thierry et lui se sont rencontrés durant leurs études. Lise les a recrutés ensemble. Je pense que Karim en pince un peu pour elle, mais ça n’est peut-être que de l’admiration et un profond respect réciproques.
En tout cas, il est vraiment bon dans ce qu’il fait et ça n’est donc pas un hasard que vous n’ayez entendu parler de Lise que de manière quasi élogieuse ou, a minima, comme une patronne douée en gestion de crises.
Mais revenons à nos moutons. Euh… à Elle et Lui, je veux dire.
Lise ne tranche jamais entre eux. Tous ses directeurs sont grassement payés car elle fonctionne à la confiance. Elle ne recrute et garde que si elle se sent rassurée.
Informatique et Finances se disputent ? A eux de gérer. Elle attend. Chacun devra céder du terrain et elle sait qu’ils se sont mis des limites en dessous desquelles ils ne descendront pas. Donc, quand ils finissent par accepter un compromis, c’est forcément la solution optimale pour la boite.
Je vous dirais que leur histoire commence lors de cette « fameuse réunion », mais, en réalité, ça démarre en amont. Ils bossent ensemble depuis quelques années et ça fait un moment que Lui… comment le dire ? se sent excité sexuellement par Elle ?
Au début, c’était une excitation purement intellectuelle.
Lise et Thierry s’entendent très bien, mais elle est une sorte de grande sœur. Elle lui fait confiance et le paie bien, il se sent valorisé juste comme il faut.
Avec Karim, ils ne sont pas toujours d’accord et certaines campagnes de promotion peuvent sembler déraisonnables, mais ils finissent par s’entendre autour d’une bière ou, parfois, Lise intervient car, malgré tout, elle a une vision plus large de certains enjeux. Ce n’est pas le hasard si elle a créé leur entreprise.
Julia n’est ni une amie ni une sœur. Elle va raconter partout qu’il n’est qu’un « petit comptable radin coincé dans des costumes trop petits » (je reconnais qu’il y a une certaine mesquinerie dans la fin de la proposition, car, pour le coup, Lui ne négocie jamais à la baisse son élégance) et elle lui tient tête en permanence.
Donc, au début, l’excitation était celle du défi. Il était obligé de trouver des équilibres qu’elle accepte, ça le sortait de sa routine, ça l’obligeait à rester sur ses gardes en permanence. Et, à force, cette excitation est devenue sexuelle. Il ne se rappelle pas trop le moment de bascule, mais il a fini par se dire qu’il voulait coucher avec elle.
Ne vous y trompez pas : Lui est un gars plutôt posé, raisonnable. Il sait très bien distinguer le désir du fantasme et il a parfaitement conscience que ce n’est sans doute qu’un fantasme. Sexuellement, ils peuvent ne pas s’entendre du tout et, d’ailleurs, ils se s’entendent pas du tout tout court, en général.
Mais, au fil du temps, il a compris qu’il devait essayer. Si ça ne matche pas, il n’aura pas de regrets.
Donc on est à cette « fameuse réunion ». Ils ont eu une forte croissance et il y a de gros travaux à faire sur la plateforme, ils ne peuvent plus repousser. Sur les questions esthétiques, c’est toujours Lise qui a le dernier mot, mais, ces dernières semaines, Julia et Karim ont travaillé en étroite collaboration, ce qui a d’ailleurs renforcé Julia dans l’idée que sa proposition n’était pas discutable.
L’heure s’éternise, Lise attend, Karim est saoulé. Au fur et à mesure, Lise libère les pauvres employés, ils ne restent plus que quelques cadres. Puis ils ne restent qu’eux quatre : Karim ne peut définitivement pas s’enfuir car il rejoint l’avis de Julia et, même si Thierry est son meilleur ami, là, pour une fois qui ne fait pas coutume, il s’agace un peu de son entêtement.
Et puis c’est le compromis. A peine les mots sont tombés que Lise et Karim s’échappent déjà, ils sont dans le couloir, ils vont enfin rentrer chez eux.
Elle et Lui sont restés dans la salle de réunion et mettent soigneusement par écrit ce qu’ls ont acté. Pas question que l’un d’eux change la version des faits demain matin. Ils se relisent mutuellement en silence et éteignent enfin leurs ordinateurs.
Lui est le premier à se lever et à atteindre les doubles portes. Et, là… il les referme et verrouille de l’intérieur. Très lentement. Très calmement. Elle l’a vu faire alors qu’elle terminait de ranger ses affaires et une étrange pensée lui vient. Elle devrait être surprise. Etonnée. Ou n’importe quel synonyme qui trahisse qu’elle ne s’attend pas à ça. Et, en réalité, elle ne s’y attendait pas. Mais elle se sent tout à fait détendue face à ce que ce qui peut se produire.
Puisqu’elle doit sortir, elle vient naturellement vers lui, mais sans se hâter et ce calme annonce un consentement. Elle ne s’arrête que quasiment collé à lui, comme si c’était une attitude naturelle qu’ils auraient déjà acquise alors qu’ils ne font que se détester depuis des années.
– Je vais te saisir et t’embrasser, annonce-t-il et elle hoche juste la tête.
Il s’exécute. On est très très loin du chaste baiser d’un premier rendez-vous, d’un monsieur un peu timide peu sûr de lui. On est plutôt au stade « je sais ce que je vais te faire ».
– On ne peut pas rester là, tu vas me suivre dans mon bureau, affirme-t-il ensuite et elle ne le contredit pas.
Si, longtemps, il s’est retenu en se persuadant qu’il était dans le fantasme et que son excitation retomberait très vite quand elle se mangerait le mur de la réalité, l’acquiescement inattendu d’Elle change la donne. Elle n’a pas dit « mais que fais-tu ? » d’un air contrarié et, quand il l’a embrassée, ses lèvres se sont entrouvertes, tout à fait hospitalières. Il l’a attrapée pour l’asseoir sur la table de réunion, mais elle a passé ses bras autour de son cou, ses jambes autour de sa taille.
Son excitation a quitté la zone de quarantaine où elle était retenue en observation. Elle a été déclassifiée : elle n’est pas un fantasme. Il se sent brusquement pressé et se force à ralentir. Etant donné leur relation, s’il ne la convainc pas au test d’essai, elle n’a aucune raison de le laisser revenir à une deuxième session.
S’il veut qu’ils aillent dans son bureau, ce n’est pas pour rien. Déjà, il n’est pas tout à fait à l’aise à rester dans la salle de réunion. Même s’il est tard et qu’il ne doit plus rester qu’eux dans tout le bâtiment, il n’aimerait pas que leur cheffe revienne, ayant oublié quelque chose. Mais, surtout… dans le tiroir de son bureau, il a des préservatifs. Pas un achat récent, il les a depuis qu’il a commencé à penser de plus en plus à Elle.
Quand il en sort un, Elle ne peut s’empêcher d’être un peu gênée. Dans ses tiroirs, elle a des biscuits, des bonbons, des sachets de thé… mais qui a des préservatifs ? Elle se surprend elle-même comme si deux Julia débattaient. L’une est d’humeur sévère et se dit que ce petit comptable qui lui fait perpétuellement la leçon comme s’il était un gros bosseur est en réalité un queutard qui doit sauter sur tout ce qui bouge, mais l’autre se sent incroyablement détendue et a décidé de s’offrir à ce grand type en costume.
Il est délicat. Il prend son temps. Il annonce ce qu’il va faire et attend tranquillement chaque « oui », mais elle lâche plutôt des « hum » discrets comme si elle n’assumait pas tout à fait d’être avec lui, dans ce bureau, et de se montrer aussi disposée.
S’ils sont en phase sur le plan physique, Lui, dans sa tête, c’est plutôt une joie sans limite qui claironne « je t’avais bien dit que ça ne pouvait être que délicieux ! » et, Elle… disons que c’est un conseil d’administration peu soudé où l’on s’empoigne. D’un côté, on liste tous les défauts de l’Ennemi en concluant qu’il n’a rien de sexy et, de l’autre, on jouit, un peu en mode « je m’en fous de vos arguments, ça fait drôlement du bien ».
Ce soir-là, entre la « fameuse réunion » et l’épisode du bureau, clairement interdit aux moins de 18 ans, ils quittent très tard le travail. Depuis qu’ils ont quitté la salle de conférence, il a peu parlé, quasi seulement pour annoncer ses actions, elle n’a pas prononcé un mot.
– Je te dépose ?
A cette heure si tardive, la proposition semble bien naturelle : s’il y a encore des bus, ils se font rares, mais elle se mord les lèvres. Elle doit accepter, c’est le bon sens, mais elle critique en permanence qu’il utilise une voiture alors qu’elle s’affiche de la team « transports en commun / vélo ». Elle lâche donc seulement un nième « hum ».
Assise dans la voiture, il lui désigne le GPS et elle rentre son adresse.
Il est troublé. Il a passé un moment très agréable et elle a pleinement coopéré. S’il l’avait sentie contrainte ou réticente, cela aurait douché son enthousiasme, mais elle était clairement là, avec lui, il n’a pas trop de doutes. Pourtant, elle semble étrangement muette. Lorsqu’il a proposé de la raccompagner, elle aurait pu sourire, c’est plutôt positif comme interaction, mais elle semble contrariée.
Par quoi ? A-t-il commis une erreur ?
Au fur et à mesure qu’ils s’approchent de chez Elle, une vilaine petite angoisse commence à lui murmurer des sottises. S’il a fauté et qu’il ne s’en excuse pas, le produit sera renvoyé sans possibilité de remplacement. Et si Elle ne lui adressait plus jamais la parole ?
Ils sont en bas de chez Elle. Que doit-il faire ?
– Tu peux te garer là, dit-elle en désignant une place de parking libre.
Se garer ? Ouf, il y a une solution, elle ne va pas le renvoyer tout de suite !
Il se gare, éteint le moteur. Quelques secondes passent, mais elle ne prend pas l’initiative. On dirait qu’elle lui laisse un peu de temps avant de descendre de la voiture, à lui de jouer !
– Tu n’as pas clairement dit si tu avais passé une bonne soirée ? se lance-t-il. Si l’activité te plait, si on peut la recommencer de temps en temps…
Il n’aime pas ça, son cœur a un peu accéléré pendant qu’il parlait. Ça n’est que du cul, après tout, c’est pas grave si ça ne plait pas, ça arrive !
– Je ne sais pas trop, débute-t-elle et Lui a le cœur qui s’arrête après s’être emballé. Mais elle ajoute en semblant désigner son immeuble :
– Faudrait que je vérifie, je suppose, pour être sûr. On ne peut pas se faire d’opinion en une seule fois.
Le cœur redémarre, affolé. C’est Noël au parc d’attractions ? Il comprend bien ce qu’elle dit ? Elle vient bien de l’inviter chez elle ?
– Tu veux vérifier dans la foulée sans attendre ?
Il bégaie un peu, il a soudain terriblement peur du faux-pas alors qu’il était si sûr de lui plus tôt, quand il a refermé les portes de la salle de réunion.
– Si tu ne veux pas, tu n’es pas obligé, répond-elle, confirmant que la fenêtre de tir est bien encore ouverte, là, le temps d’arriver chez elle qui est tout près.
Dans sa tête à Lui, ça pète un peu dans tous les sens, tu ne sais pas très bien si c’est un feu d’artifice ou des voitures qui brûlent. C’était plus tôt qu’il s’est jeté à l’eau et a nagé très honorablement, pourquoi ça semble plus compliqué au deuxième tir ?
Dans sa tête à Elle, le conseil d’administration s’est réuni à nouveau et tout le monde se crie dessus. Y’a ceux furieux qui déclarent que « ce type ne mettra jamais les pieds chez nous ! » tandis que d’autres dansent nus autour d’un feu de camp improvisé. La présidente conclue sobrement : « On va bien voir ce que donne ce nouvel essai ! »
L’appartement est décidément un lieu bien plus intimidant que le bureau. Le bureau, c’est l’endroit où ils se croisent depuis des années. Elle est souvent venue s’y entretenir avec Lui. Bon, OK, elle ignorait qu’il y avait des préservatifs dans l’un des tiroirs et elle sait bien que ça va changer quelque chose, qu’elle le regardera désormais avec suspicion quand il parlera à n’importe quelle fille un peu mignonne, mais, en vrai… avec qui il couche, ça ne la regarde pas. Elle fait juste un essai, elle ne s’engage à rien et, tant qu’il rend ses rapports financiers à temps, tant que Lise est contente de lui…
Là, elle l’invite à pénétrer chez elle, dans son intimité. Le ménage n’est pas fait, pourquoi l’aurait-elle fait ? Elle n’avait prévu aucune visite. Elle peut encore renoncer, non ? Il n’est pas insistant, il partira si elle lui demande.
– Le ménage n’est pas fait, annonce-t-elle en mettant la clé dans la serrure.
– Pas de souci.
Il essaie de paraitre désinvolte, mais il est nerveux. Ils ne sont pas amis, ils ne se sont jamais fréquentés. Que fait-il là ? Ça n’est pas un coup d’un soir, ça ne peut pas être le coup d’un soir, ils sont collègues depuis des années. Ils sont tous les deux directeurs, ils travaillent souvent ensemble. Et si elle détestait ? Si elle devenait fuyante ? Si la rivale qui le challenge ne lui adressait plus jamais la parole ?
Ils sont entrés. Le salon est plutôt un bureau. Il n’y a pas de télé, mais l’ordinateur a trois écrans dont le central est immense. Une petite table de bistrot en marbre marque le milieu de la pièce, ses deux chaises occupées, l’une par des cartons (des paquets non encore déballés ?), l’autre par des vêtements. Les meubles de cuisine occupent le mur opposé au bureau.
Elle désigne les deux portes :
– T’as la salle de bain et la chambre. Tu veux peut-être prendre une douche avant ?
Il opine de la tête. Une douche, ça lui permettra de se détendre un peu, de calmer l’ouragan sous son crâne. Elle va dans la chambre et en revient avec une grande serviette qu’elle lui tend.
Quand il a fini, elle va à la salle de bain à son tour.
– N’hésite pas à te servir à boire, lance-t-elle, sans le regarder vraiment. Tu dois avoir du lait et du jus d’orange dans le frigo.
Une fois qu’elle a refermé la porte, elle s’y appuie et reprend son souffle.
– C’est quoi cette manière de recevoir les gens ? se reproche-t-elle. Tu pouvais faire pire ? Le temps que tu te douches, il va réaliser l’état de l’appart et s’enfuir !
Quand elle ressort, elle ne s’est pas rhabillée. Pas de pyjama ni rien. Elle a juste enroulé la serviette de bain autour d’elle. Ils ne sont pas là pour discuter. Elle n’a pas séché ses cheveux. Il est assis dans le fauteuil de bureau puisque les deux autres chaises, autour de la table, sont occupées et il boit dans un mug. Ça sent le lait chaud. Il lui sourit.
Elle reste plantée là. Elle est chez elle, sur son territoire, mais elle n’a aucune idée de ce qu’elle est censée faire. Il finit sa tasse et va la poser dans l’évier, il revient vers elle. Et il prend son visage entre ses mains et l’embrasse longuement. Elle en lâche sa serviette qui tombe sur le sol. Sur son territoire à Elle, on dirait qu’il est chez Lui. Il la soulève et l’emmène dans la chambre.
Le conseil d’administration en est venu aux mains. Tandis que certains hurlent « mais que faites-vous ? », d’autres laissent échapper les bruits qu’ils ont retenu dans l’enceinte de l’entreprise.
– Je peux rester à dormir ou tu préfères pas ?
Vu l’heure, Elle ne peut pas le renvoyer chez lui, même si elle préfèrerait qu’il disparaisse maintenant. Elle se force donc à répondre :
– Oui oui, bien sûr, il est tard.
Clairement, elle a adoré les deux fois. Si elle est tout à fait honnête avec elle-même… peut-elle se l’avouer ? C’est un 10 sur 10, oui, voilà, le conseil d’administration ne peut pas ignorer que le vote en faveur de se faire baiser était le meilleur choix. Mais que peut-elle faire de cette info ? Il est hors de question qu’elle demande jamais à son ennemi la moindre faveur ! Comment devra-t-elle se comporter demain matin au bureau ?
« Ce gars nous a vus jouir ! » hurle le membre du conseil d’administration qui se sent le plus lésé. Il a pénétré son appartement, il a vu son désordre et il l’a entendue crier. Tandis qu’elle gère de multiples dialogues dans sa tête, Lui s’est endormi après lui avoir demandé à quelle heure elle avait réglé l’alarme du réveil. Le gars a vraiment passé sa meilleure soirée au parc d’attractions, il va en rêver toute la nuit.
Le moment du réveil, c’est vraiment LE moment embarrassant. Elle ne peut pas faire comme si elle ne le connaissait pas, il a tout vu d’elle, c’est le cas de le dire, il ne doit plus rester de territoires vierges… Elle maintient donc tant qu’elle peut la ligne de défense adoptée la veille : tant qu’elle ne parle pas, elle ne peut rien dire qu’elle regrettera plus tard.
Elle sort donc du lit sans même un « bonjour » minimal, passe à la salle de bain en coup de vent et va fouiller la cuisine pour un petit déjeuner décent. Tu ne peux pas laisser partir le ventre vide le gars qui t’a fait jouir sans ménager ses efforts.
Lui la rejoint tranquillement, il semble beaucoup plus à l’aise qu’elle, mais, en réalité, c’est une façade. Il ne comprend pas son attitude, il ne l’a jamais vue ainsi. Bon, oui, littéralement, il ne l’avait jamais vue avec autant de minutie, mais elle ne semblait pas embarrassée ou timide dans l’action. Elle n’a pas eu de réserves, genre « ne regarde pas mes fesses, elles sont trop grosses ». Et, même s’ils ne se sont connus jusqu’à hier soir qu’au travail, elle lui a toujours semblé sûre d’elle.
– Bonjour, lâche-t-il par principe parce que, bon, quand même…
– On n’est pas devenus amis parce qu’on a couché deux fois ensemble, répond-elle un peu trop brusquement.
– Non non, bien sûr, mais un « bonjour » ne t’engage à rien.
Il lui sourit avec malice pour se donner de l’assurance.
– On n’aurait peut-être pas dû faire ça, continue-t-elle, on n’est pas proche, toi et moi…
– Tu n’as pas aimé ?
– C’est pas la question, en fait…
– Tu veux refuser de passer un bon moment pour quoi alors, du coup ?
Il a été un peu sec en répondant, ce n’est pas ce qu’il voulait, mais ils étaient deux hier soir, c’était pas juste son fantasme à lui et, maintenant, la situation commence à l’agacer.
– Je dis ce que je veux, déjà, essaie-t-elle aux prises avec ses propres contradictions, mais il l’a attrapée par la taille et la presse.
– Tu n’aimes pas ça ? la provoque-t-il en l’embrassant et elle fond littéralement dans ses bras.
Il n’y a aucune tension, il a l’impression de déguster une délicieuse chantilly avec surplus de crème et de sucre. Il la ramène sur son lit. Il la domine, il lui tient fermement les poignets. Il la regarde droit dans les yeux.
– Tu ne veux réellement pas te faire baiser par le collègue que tu détestes le plus ?
C’est une réplique risquée, il la regrette aussitôt lancée car seul le résultat importe et elle pourrait se braquer, mais elle l’a blessé, en réalité, en ne daignant même pas le saluer au réveil et c’est sorti tout seul. Elle ne lui répond pas, mais elle soutient son regard. Il a retrouvé celle qui le défie en réunion, il l’entendrait presque penser « et tu vas faire quoi, le petit comptable ? »
La partie du matin est beaucoup plus agitée que la veille au soir. Pour un observateur extérieur, ça n’est pas très clair s’ils ne seraient pas en train de se battre, mais ils ne sont pas censés être vu par un tiers. Au son du gong, les hormones libérées sont idéales pour attaquer une nouvelle journée de travail.
– Je dois m’arrêter chez moi pour changer de vêtements, annonce-t-il en buvant un café, mais elle hausse les épaules :
– Je peux prendre le bus, je n’ai pas besoin d’un chauffeur.
– Mais l’abonnement souscrit à l’essai, il est prolongé, n’est-ce pas ? Je n’ai pas commis d’erreurs qui le fassent résilier.
– T’as seulement coché Sexe en t’inscrivant, rien d’autre !
– Oui oui, bien sûr.
Pourquoi son sourire ne le quitte pas ? Qu’est-ce qui le met de si bonne humeur ? Il part de chez elle après avoir soigneusement lavé la tasse à café. Il est le roi du monde.
Non, je manque de précisions. La majeure partie de Lui est rassuré car, même s’il trouve impoli qu’elle ne l’ait pas salué, elle s’est clairement laissé prendre ensuite, ce qui acte qu’aucune porte ne s’est fermée, mais une petite partie de sa capacité à douter mouline. Quand deux adultes ont passé… trois ! moments très agréables, même s’ils ne sont pas spécialement proches, ils devraient avoir une sympathie de partage, genre « le film était vraiment bien, on peut discuter autour ». Elle a clairement mis un mur entre sexe et… tout le reste ! Comment peut-elle le regarder droit dans les yeux quand il la presse et ne même pas lui accorder un regard en lui tendant un café ?
Le temps file. Ce qui est une banalité, mais aussi une réalité.
Pris dans le quotidien, les jours de travail s’accumulent, les week-ends permettent à peine de se poser. Dans leur routine, ce qui a changé, clairement, c’est la part de l’activité à deux exclusivement.
Une analyse statistique nous permettrait d’établir qu’Elle ne prend jamais l’initiative, mais il ne lui en laisse pas vraiment l’opportunité car, pour le coup, il n’en rate aucune. Au travail les soirs de semaine, les jours de congés…
Il a tenté de l’inviter au ciné, en rando… Elle a tout refusé hormis les diners. Le repas du soir suivi de plus puisqu’affinités, c’est OK, mais elle refuse même les déjeuners. Ils ont été deux fois chez Lui, mais plus jamais. Il n’habite pas au centre-ville et, au moment où elle a voulu repartir, en pleine nuit, elle s’est sentie coincée. Lui, il ne voit pas bien pourquoi les parties ne devraient faire qu’une seule manche, alors il reste chez Elle en faisant semblant qu’il ne sait pas qu’Elle voudrait qu’il parte. Elle n’ose pas le renvoyer dans la nuit et suffisamment de semaines ont passé pour qu’il en conclut qu’elle n’osera jamais le faire.
Oui, si elle n’ose pas, c’est qu’elle sait qu’elle ne se comporte pas correctement avec Lui. Elle a clairement senti qu’il recherchait plus que des relations sexuelles, il a multiplié les invitations et, même si elle est d’une nature casanière, sur la totalité de ses propositions, y’en a plusieurs qui l’ont tentée.
Ce qui la retient ? Je ne suis pas dans sa tête donc je peux me tromper, mais je pense qu’elle est juste têtue. Elle a décidé, y’a quelques années, qu’elle le détestait. Et, pour appuyer son jugement, elle a noté tous les détails dans le sens qui l’arrangeait : s’il prend la voiture, ce n’est pas qu’il habite plus loin qu’elle, c’est qu’il se fout de la planète ; s’il est élégant, ce n’est pas qu’il aime ça, non, c’est qu’il se croit supérieur aux autres ; etc.
Parce que, vraiment, c’est super facile de tout interpréter dans le sens qui vous arrange si vous ne connaissez pas la personne. Ça lui rendait la vie facile quand elle contestait ses choix, ça lui permettait d’avancer avec cette sorte d’assurance qu’elle ne pouvait qu’avoir raison puisqu’il n’était personne.
C’est étonnant, non, du coup, qu’elle ne se soit pas refusée à lui après la « fameuse réunion » ?
Il occupait déjà pas mal de place dans ses pensées, si on y regarde de plus près. Elle prenait le temps de l’observer pour le critiquer. Peut-être même a-t-elle pensé que ce serait raté et qu’elle pourrait le critiquer encore plus. Mais, je vous l’ai dit plus haut, Lui a une nature conciliante. Et à l’écoute. Il est minutieux quand quelque chose lui tient à cœur. Ce sont de petites qualités, mais, mises ensemble, ça en fait un amant très convenable. Qui ne peut que s’améliorer avec le temps et l’expérience.
La mauvaise foi qu’elle entretient à son égard s’est pris les pieds dans le tapis quand elle a joui. Elle peut continuer de lui reprocher ses costumes et sa voiture, ses budgets trop serrés, sa fermeté en réunion… parce qu’elle a une latitude d’interprétation qu’elle peut retourner à son avantage, mais, quand il s’occupe d’elle avec application, Elle n’a aucun moyen de se persuader qu’elle n’en reveut pas encore et encore.
Du coup, si on te suit bien, ils ne sont pas dans une sorte d’impasse ?
Oui. Il en veut toujours plus et il la tient littéralement par son talon d’Achille, mais elle est fermement accrochée à l’idée qu’elle ne cédera rien en dehors de son corps.
Elle parle encore très peu quand ils sont seuls tous les deux, mais il a réussi à la lancer sur quelques sujets lors de diners. Il a peu galéré, mais il est attentif et comprend de mieux en mieux comment elle fonctionne : si le sujet la passionne, elle ne résistera pas à donner son point de vue. Il aime l’écouter car, quand elle parle, elle est passionnée et elle le regarde alors dans les yeux, sans toutes les barrières qu’elle met sinon.
Parce que, en tant que collègues, leur relation n’a pas bougé d’un micron. On aurait pu croire que leurs ébats introduisent un peu de chaleur entre eux ou, à défaut, une certaine souplesse ou diplomatie, mais Elle refuse clairement de signer tout traité de paix.
On ne va pas tomber dans les clichés et se raconter qu’il est tombé amoureux d’Elle et qu’il commence un peu à souffrir de la distance qu’elle maintient entre eux, coûte que coûte, en refusant toute activité qui pourrait glisser vers juste, disons, devenir de simples potes, mais, parfois, il vacille un peu. Quand il dort chez elle, au matin, avant de sortir du lit, il prend toujours quelques minutes pour se coller contre Elle. Elle va faire semblant de dormir, mais il la câline et elle ne s’enfuit pas. Elle prend de plus en plus de place dans sa vie et il n’a pas envie que ça s’arrête.
Il profitera même d’un voyage d’affaires qu’ils doivent faire tous les deux pour ne leur réserver qu’une seule chambre, mais Elle a un certain talent en stratégie d’évitement et elle fait de gros efforts pour ne pas s’engager.
Pourquoi ?
Si je peux vous livrer ce que je sais d’Elle, Lui, au cœur de l’action, il n’a que ses propres observations et interprétations. Je réalise que je ne vous ai pas précisé avant, mais je pense que vous l’avez-vous-même déduit, que leur relation est restée secrète. Pas de sa volonté à Lui du tout, vous vous en doutez, mais Elle l’a exigé. Avec l’aplomb de sa mauvaise foi, Elle n’est plus à ça près. Donc il ne peut pas se prévaloir de leur relation pour rencontrer ses amis à Elle et mieux la connaitre par leur biais.
Cependant, il s’est suffisamment immiscé dans sa vie pour constater, parce que le temps est une donnée finie, qu’il n’y a personne d’autre ou, si elle fréquente quelqu’un, elle lui consacre très peu de temps. Ce qui est peu probable. Dans son appartement à Elle, en tout cas, il n’y a trace de personne et il a même placé une brosse à dents à Lui. A Noël, il a introduit deux mugs couplés parce que « je les ai trouvés jolis, ils ne vont pas bien avec le reste de ta vaisselle ? »
Si Elle part quelques jours en vacances et qu’il n’a pas réussi à l’accompagner, sur les photos qu’elle partage sur les réseaux sociaux, qu’il suit en douce, forcément, il n’y a que des clichés entre amis, rien qui puisse sous-entendre une quelconque relation romantique.
Dans ses cercles à Elle, quelqu’un se doute-t-il pour eux ? Quand elle est avec lui, ne reçoit-elle aucune invitation qu’elle doive refuser sans motif du coup ?
Je crois que je vous ai menti, en fait : il est tombé amoureux d’elle. S’il a d’abord été attiré sexuellement, ce n’était pas qu’elle le laissait indifférent et, maintenant, quand il la regarde, Elle ne lui évoque que des choses plaisantes.
Sauf que rien ne lui indique que ce soit réciproque. Elle se refuse rarement à Lui, généralement quand elle a des obligations de travail, mais elle ne franchit jamais les lignes strictes du travail ou du sexe. Elle ne lui lance pas de regards en réunions, elle ne lui envoie jamais de textos sans motif.
Depuis hier, cela fait un an que la « fameuse réunion » a eu lieu. Elle ne le sait peut-être pas, mais Lui ne peut s’empêcher d’y songer. Il veut des photos d’Elle dans son téléphone pour parler d’elle à ses parents, à ses amis… Il veut qu’ils partent quelque part, même deux jours nuls à la campagne, mais il veut faire un trajet avec elle, partager un pique-nique, une bouteille d’eau… Il a faim d’Elle alors, d’une ou deux fois par semaine jusqu’alors, il la sollicite plutôt trois fois, mais il ne lui tient toujours pas la main dans la rue et un insidieux vague à l’âme le fait se sentir seul les quatre autres jours de la semaine.
L’incident se produit lors d’un déjeuner à la cantine.
Comme à son habitude, une bonne partie de l’équipe informatique mange ensemble, sur la longue table du fond sur laquelle personne ne s’installe jamais sinon eux. Il y a une nouvelle dans l’équipe : Sonia. Alors qu’ils discutent de tout et de rien, elle tourne le regard vers Lui qui est installé quelques tables plus loin avec Karim.
– Vous savez s’il est célibataire ? demande-t-elle tout de go.
Chacun suit son regard pour savoir de qui elle parle et ils demandent :
– Karim, de la com ?
Les réponses pourraient se répartir à part égale sur les deux hommes car, en toute objectivité, ils sont tous les deux charmants. Pas dans le même style, Lui est immense et en costume, tandis que son ami est plus petit (forcément) et s’habille de façon plus décontractée, mais les deux sont agréables à regarder.
Sauf que personne ne se sent de parler de Thierry de façon positive. Tout le monde sait que les rapports sont tendus entre leur cheffe et lui, alors pourquoi évoquer une quelconque qualité devant Elle ? Sonia, elle, n’a encore reçu le mémo.
– Karim, c’est le plus petit des deux ? vérifie Sonia. Non, non, l’autre, le grand, là !
– C’est un gros queutard, lâche Julia sans avertissement.
Un vent glacial traverse la tablée.
Qu’Elle et Lui soient rivaux, c’est OK, toute la boite est au courant et même, parfois, certains s’interrogent si ce n’est pas une volonté de Lise de contrôler les dépenses. Mais Lui n’a pas mauvaise réputation, en tant qu’homme, aucune femme n’a jamais rien rapporté de négatif à son propos, il n’a jamais manqué de respect à quiconque, il est même connu pour être un manager conciliant.
Alors l’attaquer sur sa vie privée, cheffe, ça ne se fait vraiment pas. C’est mesquin et c’est mensonger.
En vérité, Elle ne l’a jamais vu se comporter de façon inappropriée. Et elle ne l’a jamais vu non plus aborder une femme ou même lui faire de discrets signaux. Elle ne l’a jamais surpris en train d’échanger plusieurs textos comme s’il répondait à un ou une amante. Elle ne l’a jamais surpris au téléphone dans une conversation passionnée. Si elle ne savait pas qu’il garde des préservatifs au travail (mais n’est-ce pas avec Elle qu’il en a l’usage ?), son jugement sortirait de nulle part.
D’ailleurs, si elle y songe sérieusement, les préservatifs dans son bureau sont dans un tiroir à part qu’il n’a aucun risque d’ouvrir par automatisme devant un tiers. Est-ce que leur quantité diminue plus vite que ses passages ?
Et puis… si Elle se laisse faire, elle, Sonia a bien les mêmes droits. Mais si sa collègue s’inquiète qu’il soit célibataire, c’est qu’elle recherche une relation monogame, non, ou, une fois de plus, elle réfléchit trop ?
C’est Nao qui prend le lead :
– Tu sais, cheffe, c’est pas OK que tu parles dans le dos de quelqu’un comme ça. On sait que tu ne l’aimes pas, mais, là, tu dis des choses qui dépassent le cadre du taf.
– C’est Sonia qui a posé une question perso ! se défend-Elle, gênée. Elle a demandé s’il était célibataire, il l’est, mais il fréquente plusieurs femmes !
Nouveaux regards consternés autour de la table. Sonia sent que sa question a dérapé alors qu’elle voulait juste lancer un sujet léger. Clairement, Thierry l’attire, y’a pas de mal à tenter sa chance, mais tous ses collègues réagissent étrangement. A sa droite, on lui glisse à l’oreille :
– Julia et lui se détestent, on évite le sujet, surtout à table.
– Je ne colporte pas des ragots, se met-Elle en colère, vexée de mal se comporter. Je connais au moins personnellement une de ses maitresses, je ne mens pas !
Furieuse, Julia se lève et quitte l’assemblée. Personne ne l’a jamais vue aussi contrariée. On se regarde, essayant de comprendre.
– Il a dû tromper une de ses amies, donc elle se sent concernée, conclut-on finalement.
En sortant de la cantine, Elle croise le regard de Lui qui a entendu que le ton était monté à sa table et qui est discrètement venu à sa rencontre. Il lui lance un coup d’œil curieux.
– On n’a pas besoin d’un séducteur pour faire tourner l’entreprise ! lui lance-t-elle.
Beaucoup trop fort. Beaucoup trop de gens ont entendu autour d’eux. Il est trop surpris pour afficher la tête du gars qui sait ce qu’il passe, mais, dans quelques minutes, tous ceux qui n’étaient pas présents seront au courant.
Nouveau chapitre dans la guerre Informatique / Finances, titre la gazette des ragots.
On savait que les deux directeurs s’écharpaient en réunions, mais, là, le mot « séducteur » donne une dimension plus que croustillante à ce drama permanent. Il se pourrait qu’Elle se soit trahie… Dans les jours qui viennent, tous les regards seront braqués sur eux.
– Tu sais s’il y a quelque chose entre Julia et Thierry ? demande Lise tout en sirotant son café.
La question semble anodine, mais Karim est brusquement mal à l’aise. Il ne trahira jamais une confidence, mais nier l’évidence est aussi ridicule.
– Ils se disputent depuis des années, répond-il habilement, comme s’il ignorait les rumeurs du moment.
– C’est lequel qui poursuit l’autre ?
– Hein ?
La question est trop directe. Lise est aussi son amie et sa patronne. Ils ont une relation solide, il ne lui a jamais menti. Pourquoi doit-elle aborder ce sujet ?
– Tu crois que ça pourrait dégénérer ? continue-t-elle.
– Quoi ?
Karim a perdu le fil. Qui ? Quoi ? Dans quel contexte ?
– Si l’un des deux est très amoureux et se sent rejeté, peut-être qu’ils ne pourront pas continuer à bosser dans la même boite. Les relations sentimentales, ça peut tourner au vinaigre, tout le monde ne gère pas de la même façon.
– Ça fait plus d’un an qu’ils couchent ensemble, ils n’ont pas l’air malheureux du tout !
Oups, c’est quoi cet aveu qui est sorti tout seul ?
Les yeux de Lise sont écarquillés. Il ne peut pas reculer.
– Hein ? fait-elle à son tour.
– De ce que j’ai compris, c’est juste qu’une de ses collègues s’est intéressée à son mec, explique-t-il maintenant qu’il en a trop dit. Dans tous les couples, des fois, tu sors des trucs devant les gens que tu devrais garder pour vous.
– Ils sont vraiment ensemble ?
– Julia te dira que non et Thierry que oui, je suppose. Franchement, ça ne me regarde pas. Tant qu’ils sont OK tous les deux, j’ai pas à dire que je trouve ça bizarre. Perso, j’aimerais pas que la fille avec qui je sors fasse comme s’il ne se passait rien, mais quand je lui dis, ça le fait marrer. Je ne veux pas les détails, mais ça a l’air plutôt chaud entre eux.
Lise digère l’info. Si elle est plus proche de Thierry et de Karim, elle a toujours vu Julia comme une bonne pote, a minima, et, là, elle réalise que deux de ses amis sont ensemble sans qu’elle n’en sache rien.
– Fais comme si tu ne savais rien ! rajoute Karim, soudain inquiet de tout ce qu’il a lâché. Ces deux-là, ils ont leur délire à eux…
Quand Lise croise Julia, elle ne peut pas s’empêcher de la détailler de la tête aux pieds. C’est fou parce que Thierry est si élégant qu’elle l’imaginait en pincer pour les filles très apprêtées, à la dernière mode. Elle, dans ses t-shirts trop grands, comment l’a-t-elle séduit ? Elle réalise qu’elle a oublié d’interroger Karim sur ce qui l’intéresse le plus : qui a poursuivi l’autre ? Tandis que Lise fait les questions et les réponses dans sa tête, Julia est interrompue par des textos :
Lui : On dine ensemble ce soir ?
Elle : Non.
Lui : Je ne suis pour rien dans l’incident, tu ne peux pas bouder pour ce que TU as dit.
Elle : Je boude si je veux. Si tu ne sautais pas sur tout ce qui bouge, je ne serais pas jalouse.
Hein ??? Elle vient vraiment d’écrire « jalouse » ??? Elle perd le contrôle ou quoi ? C’est un texto, impossible de le supprimer, pourquoi a-t-elle répondu si vite… Furieuse, elle balance son téléphone violemment sur son bureau. Lise la regarde bizarrement.
Jalouse ?
Lui n’a aucune idée de « tout ce qui bouge », mais on n’est pas jaloux sans raison, n’est-ce pas ? Son cœur a accéléré, mais d’une façon qui lui est très douce.
La porte de son bureau s’ouvre sur Karim.
– Je peux te déranger ? Tu es occupé, là ?
– Non, ça va, dis-moi.
Le jeune homme s’installe, il est un peu mal à l’aise. Les deux amis se font confiance, mais… la vie privée, c’est la vie privée, quoi.
– Je sais que tu m’avais demandé de n’en parler à personne, mais toute la boite ne parle que de vous en ce moment et, quand Lise m’a posé des questions, j’ai pas pu lui mentir…
Un coup d’œil vers son ami, Lui ne réagit pas. Il avait demandé le secret car Elle l’exige, mais il n’a rien à cacher, en vrai.
– Tu vas faire quoi avec Julia ?
– Ça ne te regarde pas ! répond Thierry du tac au tac, sans avoir compris la question.
– T’es con ou quoi ? Je ne parle pas de ça ! Vous travaillez dans la même boite, c’est chaud de continuer à cacher votre relation !
– Une phrase sans contexte sur plusieurs mois lâchée à la cantine… Ne fais jamais rien qui sorte des clous, toi, tu avouerais tout avant d’être interrogé !
Lui est visiblement en train de se marrer, son ami est vexé, mais il a l’habitude. En ce moment, tout le monde ne parle que d’eux, mais… c’est le cas depuis des années. Cet incident est loin d’être le premier. Bien sûr, les précédents étaient en lien plus ou moins directs avec le travail, mais, quand leurs échanges viraient en disputes, ce n’était pas sur le fond qu’on se régalait de leurs aventures, c’était bien sur la forme.
Là, c’est légèrement différent car elle l’a attaqué sur sa vie privée, OK. Mais il est bien placé pour savoir qu’il n’a eu aucune relation sentimentale ou sexuelle dans la boite hormis elle. C’est Elle qui doit s’expliquer ou laisser tomber.
Alors, si vous avez un doute, je vais le lever tout de suite : oui, elle va s’enfoncer. Je vous ai dit qu’elle était têtue. Elle va donc broder pour se justifier qu’elle sait de source sûre (laquelle ?) qu’il a plusieurs maitresses. Mais elle ne peut en nommer aucune ici, parmi leurs collègues. L’action de notre histoire se passe en France : autant vous dire que tout le monde oublie rapidement l’incident et prépare déjà les pop-corn pour leur prochaine autre dispute.
Lui est minutieux, il n’a pas perdu de vue l’essentiel.
Maintenant qu’on croira qu’il a plusieurs amantes, les quelques collègues à qui il pouvait plaire ne se lanceront pas, mais il n’attendait pas après elles.
Le point important, le seul à retenir de tout ça, c’est qu’elle « boude » car elle est « jalouse ».
Petite pause pour qu’on examine tout ça.
Elle s’est convaincue qu’elle détestait suffisamment Lui pour que, malgré ses efforts, elle ne lui accorde jamais aucun rendez-vous ni attention. Néanmoins, ils ont une vie sexuelle très active, ce qui induit deux choses :
1/ Elle lui consacre autant de temps que s’ils étaient un couple à vue de nez. Il a même quelques affaires chez elle depuis quelques semaines. Oh, très insidieusement, en jouant sur le fait qu’il n’avait pas le temps de retourner chez lui pour se changer avant des réunions matinales ;
2/ Elle n’a pas le temps pour d’autres relations sexuelles ou sentimentales, mais… a-t-il plus de temps qu’Elle ?
S’il a une autre personne dans sa vie (quand ? comment ?), il la néglige forcément à son profit, alors même qu’ils n’ont pris aucun engagement l’un envers l’autre. Comment peut-elle être jalouse ?
Lui est suffisamment malin pour savoir qu’on arrive à un moment-clé et il l’attendait, il s’est préparé. Là, elle boude sur quelques jours et ils ne se verront pas en dehors du taf. Va-t-il lui manquer ? Elle est désormais habituée à une vie sexuelle remplie. Ou elle l’abandonne car elle n’arrive pas à le gérer ou… elle lui demande l’exclusivité. Bien sûr, elle l’a déjà, mais elle n’en sait rien. Un accord de monopole, ça demande des compromis, des concessions. Si Elle lui demande de n’être qu’à elle, elle ne pourra plus lui refuser le plus-que-le-sexe.
Pour ne pas céder trop tôt et se précipiter, Lui s’est imposé un plan.
Je ne vais pas vous cacher ledit plan. Il est un petit peu honteux et cela pourrait vous ôter votre sympathie pour Lui. Vous avez le droit de penser qu’il est calculateur, manipulateur. Personnellement, je dirais qu’ils sont tous les deux responsables de la mesquinerie dans leur relation.
On a établi qu’ils couchent ensemble trois fois par semaine en général. Ça peut être moins quand il y a un accroissement de travail, mais, la veille de ses règles, elle a en général des maux de têtes et, dans cette période, elle va être plus demandeuse. Il a noté ses cycles, qui sont assez réguliers, et ça fait quelques mois qu’il veille à rester plus disponible ces jours-là. Il évite les missions hors de la ville, les soirées entre potes.
Vous voyez où il veut en venir ?
Il va laisser s’installer le manque et il va jouer ses cartes quand elle sera vulnérable.
Ce matin-là, ils ont un échange rapide dans le bureau de Lise car il y a quelques points à traiter et il voit bien qu’Elle est plus pâle que d’habitude, elle est un peu crispée quand elle est assise. Alors qu’il était nerveux depuis quelques jours, guettant le calendrier, il se sent étrangement détendu à cet instant. Un esprit guerrier est aux commandes : « aujourd’hui, nous vaincrons ou nous mourrons sur le champ de bataille ! »
De toute façon, ils n’allaient pas continuer comme ça pendant les dix prochaines années, n’est-ce pas ?
Il prétexte d’avoir des questions à lui poser pour la suivre dans son bureau. Dont il verrouille discrètement la porte quand ils y sont. Elle n’a pas fait attention, elle se passe la main sur le ventre pour lui donner un peu de chaleur.
– Est-ce qu’on peut mettre fin à ma période de quarantaine ? demande-t-il en s’approchant d’elle.
– Pourquoi je ferai ça ? répond-elle un peu tendue, mais il la serre déjà contre le mur du fond.
Il presse sa paume contre son ventre qu’il réchauffe et masse doucement. Il sait exactement comment la soulager, ce n’est pas la première fois. Puis il appuie plus bas, plus insistant. Elle ferme les yeux. Les douleurs se mettent en sourdine. Il continue de la masser, de lui réchauffer tout le bas du ventre, puis il commence à l’embrasser dans le cou, il lui mordille l’oreille.
– Tu veux que j’arrête ? lui murmure-t-il.
– Non, avoue-t-elle. Puis elle ajoute sans réfléchir :
– On ne peut pas le faire ici, je perds trop de sang.
– Je te ramène chez toi.
Elle écarquille les yeux, mais il se marre :
– Qui va vérifier si on prétexte un rendez-vous à l’extérieur ?
C’est la première fois qu’elle fait l’école buissonnière depuis qu’elle est entrée dans la vie active.
En cuillère contre Lui, le ventre pressé contre un oreiller, elle ne veut pas retourner au travail. Il lui dépose de tout petits baisers sur la nuque, elle sent son souffle chaud.
– Tu ne boudes plus ? demande-t-il tout doucement.
– Elles sont combien ? répond-elle.
Elle a retenu ces questions trop longtemps et, là, au chaud, lovée contre Lui, quelque chose se fissure. Ils ont passé deux semaines sans se voir en dehors du bureau et ça ne lui a pas plu. Il met sa main sur son ventre, elle est chaude, il l’attire encore plus vers lui, comme s’il allait l’engloutir.
– Tu crois qu’il peut y en avoir combien ?
La colère gronde aussitôt en elle, elle s’agite, elle se débat, s’arrache à son étreinte. Maintenant, elle est tournée vers Lui, ses yeux lancent des éclairs. Il est toujours impressionné de ses changements d’humeur aussi brusques. Comment fait-elle ?
Le conseil d’administration est en panique :
– On ne peut pas lui faire confiance, je vous avais dit qu’il multipliait les conquêtes !
– T’as senti comme ça fait du bien quand t’as tes règles ?
– Vous êtes aveuglé par le Sexe, on dirait qu’il a un droit de véto sur ce Conseil !
Il s’est allongé sur le dos, il ferme les yeux.
– De quoi tu as peur ?
– Pourquoi tu ne réponds pas à ma question ?
– Parce que tu ne me croirais pas, de toute façon. Tu sais que je dois te répondre qu’il n’y a personne d’autre, que ce soit vrai ou faux. Et tu sais qu’il n’y a personne d’autre parce que tu sais compter. Tu connais mes horaires de travail, le temps que je passe avec toi en dehors. Si je voulais fréquenter d’autres femmes, je devrais le faire quand tu m’abandonnes seul parce que tu pars en vacances. Donc il ne tient qu’à toi de m’emmener.
– Pourquoi tu ne réponds pas à ma question ? répète-t-elle et il ouvre les yeux, surpris, parce qu’il a entendu des larmes.
Il se relève, lui prend le visage dans ses mains.
– Pourquoi tu pleures ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle sanglote maintenant.
– Je ne t’aime pas ! Je ne t’aimerai jamais !
– Oui, bien sûr, tu as raison, répond-il et il couvre ses joues mouillées de baisers.
Y’a eu un tilt dans son cerveau, il vient de comprendre.
– Déteste-moi, tu as raison, je suis un très vilain garçon, affirme-t-il en souriant et en l’allongeant sous lui.
Tout a un mode d’emploi dans cet univers.
C’est tout ?
Ça se termine comme ça ?
Que voulez-vous que j’ajoute ? Elle est têtue, Elle est comme ça. Puisqu’il est très amoureux d’elle, il doit apprendre à faire avec.