Histoires de pandas et de fées (2013)

7.000 signes – 6 minutes #fantastique #romance #fées


Michelle se concentre pour adopter le ton le plus dramatique possible, mais, s’il faut avouer qu’elle est une bien piètre actrice, Méjane est bon public.
– Je ne suis qu’un panda !
– Je suis une marmotte, répond sa fiancée, pas bien certaine d’avoir compris la règle du jeu.
– Mais non !
Effectivement, elle n’a pas compris.
– Que suis-je censée répondre ? se plaint-elle.
– Je suis un gros panda tout mou, c’est un fait, ça n’attend pas de réponse !
Méjane tapote sa cuisse et tente :
– Viens sur mes genoux, mon gros panda tout mou.
Tout en le prononçant à voix haute, elle se rend compte qu’elle ne sait pas quel peut être le féminin de panda. Y a-t-il un féminin, d’ailleurs ? Probablement, les nounours noir et blanc doivent bien se reproduire… quoiqu’il lui semble qu’elle ait lu quelque part que les grosses bêtes avaient des soucis à ce niveau.
Ses rêveries sont déjà loin du salon, quelque part en Asie peut-être, et Michelle a saisi l’absence dans le regard qui s’est fait brusquement lointain.
– Méjane !
La voix est stridente et ramène la rêveuse à la réalité. Le petit salon est meublé d’une affreuse façon depuis qu’elles ont emménagé ensemble il y a trois mois, entassant leurs affaires respectives dans le plus parfait désordre. Il faudrait qu’elle…
– Méjane !!!
La voix est plus impérieuse. Que lui veut le gros panda tout mou ?

Comme toutes les fées, Méjane n’a jamais pu se concentrer. Oh, ce n’est pas qu’elle ne veut pas, mais… D’ailleurs, ce n’est pas par hasard si ce sont les humains qui ont inventé le smartphone et la machine à laver la vaisselle. Les fées, elles…
Un rayon de soleil cogne la vitre et se répand sur le carrelage.
– Méjane, tu es pire que tous les hommes avec lesquels je suis sortie !
Le coup de la jalousie, c’est assez bien tenté et l’inattentive fiancée se dit qu’il serait de bon goût qu’elle laisse croire que le piège a marché :
– Et tu en as connu beaucoup ?
Michelle s’empourpre aussitôt : elle a beaucoup de mal à mentir. Oh, à l’écrit, elle peut faire des merveilles, elle n’est pas écrivaine par hasard, mais, à l’oral, ses meilleures histoires tombent souvent à l’eau.
– C’était une honteuse répartie sexiste, mais avoue que tu ne m’écoutes jamais ?
– J’avoue ! concède la fée qui n’a d’humaine que l’apparence. Cela dit, je me rappelle très bien : tu m’expliquais que tu étais un gros panda, noir et blanc, avec des grosses joues toutes douces et le poil soyeux !
Michelle rit. C’est gagné : elle a déjà oublié. Méjane est si charmante, si souriante… Comment lui tenir rigueur de ces petits défauts, insignifiants au possible, qui la font grincer des dents de temps en temps.

– Je suis un panda, tu comprends ?
Michelle Cendré, écrivaine de son état ou employée de bureau selon que l’on aime regarder les choses sous une facette plus ou moins riante, est très sérieuse.
La fée fouille dans sa base de données mentale, mais renonce rapidement : rien de ce qu’elle a vu ou entendu au cours de ces mille dernières années ne lui permet d’appréhender la déclaration.
– Et, un panda, ça n’est pas glamour. Ça ne te fait pas rêver.
Méjane hausse les épaules. Elle veut bien faire des efforts pour se faire passer pour une humaine, mais il y a des limites et elles sont franchies.
– Je ne sais pas !
– Tu ne comprends pas !
Il y a un net reproche dans la voix, mais Méjane n’entend pas se laisser faire :
– Oui, c’est ce que je viens de te dire.
Michelle soupire, agacée, puis réalise sans doute en voyant l’air navré de sa fiancée qu’elle n’est pas forcément très juste.
– Tu vois, le bon gros panda de Pandarie…
Accès base de données : Pandarie > World of Warcraft > jeu préféré d’humaine séduite.
La fée hoche la tête.
– Ils sont sympathiques et zens et ils cuisinent bien…
– Ça m’a l’air plutôt cool ?
– … mais ils ne te font pas vibrer !
Un peu ronde, sympa et zen, cuisinant bien > Michelle > Bander > Vibrer.
– Ben, si, rétorque Méjane sans trop savoir où elle met les pieds, ça m’a l’air plutôt vibrant comme concept.
– Oui, enfin, toi, tu aimes les filles rondes et les bons petits plats, mais… tu n’es pas vraiment mon public.
A une fée qui n’a jamais pu se concentrer…

Pendant que Méjane imagine, portée par le rayon de soleil, qu’elles sont en train de faire les boutiques pour leurs robes de mariée ou qu’elles sont en voyage de noce à… New York ? Prague, aussi, ça les tentait pas mal… Michelle soliloque.
Elle est un pandaren, sympa et cool, bonne cuisinière, mais son image d’écrivaine manque de peps. Tandis que Nicolas Derichebourg (est-ce un pseudo ou son vrai nom, d’ailleurs ?) raconte à qui veut l’entendre qu’il a voyagé à travers le monde entier, a travaillé comme garçon de ferme dans un ranch en Amérique du Sud et comme veilleur de nuit dans un parking près d’un cimetière de Londres.
Elle, petite employée de bureau, un peu trop fauchée pour voyager, un peu trop peureuse pour sortir souvent, ben…
Méjane a raccroché sur le nom de Derichebourg : c’est la bête noire de Michelle. Il dirige une revue littéraire qui aime bien critiquer pour le plaisir, un ton un peu vulgaire, une ambiance qui met mal à l’aise l’écrivaine. La fée a bien idée que chaque auteur se construit une image et que Derichebourg, pas plus rassuré que ses collègues, essaie à sa façon, mais peut-elle dire à sa jolie fiancée toute ronde qu’elle lit dans les pensées ?

– Tu sais, tu pourrais t’inventer un personnage toi aussi ?
Michelle se fige. Bien sûr, c’est évident ! C’est si simple et si brillant !
Elle est écrivaine, elle doit pouvoir s’inventer un personnage, le mettre en scène, le faire vivre… Dans un milieu aussi petit que celui des auteurs de fantastique, l’image est si importante.
Un sourire triste passe sur les lèvres de Méjane : elle sait à quoi rêve le gros panda tout doux.
Au fond, Michelle a toujours aspiré à une vie plus excitante. Non qu’elle n’aime pas leur vie simple, l’idée de leur mariage à venir, le petit appartement dont elles doivent refaire toute la déco, mais… n’écrirait-elle pas mieux et d’avantage si elle parcourait le monde ou vivait des passions dévorantes et éphémères ?
– C’est vraiment ce que tu veux ? demande la fée d’une voix très douce.
Elle jette un œil à la revue de robes de mariée qu’elle avait lâchée…

Assise au bord du toit, Méjane regarde le soleil se lever. Deux étages plus bas, Michelle dort paisiblement, rêve d’aéroports et de bus mystérieux où montent d’étranges personnages.
La fée qui se pose à ses côtés ne fait pas plus de bruit qu’elle.
– De toute façon, ils n’ont pas autorisé le mariage entre fée et humain !
– Tu as raison, concède Méjane.
Elle n’a pas envie d’être triste, elle est une bonne fée. Dans quelques jours, la vie de Michelle basculera dans l’aventure comme elle l’a souhaité. Il n’y aura pas de mariage, pas de belle robe blanche, mais elle a tout son temps.
– Tu sais, tu trouveras un jour ta princesse charmante, la console sa collègue en lui passant un bras amical autour des épaules. Une belle petite fée, pas compliquée…
Ou une humaine. Ou un humain. Ou un satyre. Ou une licorne. Ça lui est égal, songe Méjane, elle sait bien que quelqu’un l’attend !

A propos Cenlivane

Ecrivain·e, Poète·sse, Blogueur·se
Ce contenu a été publié dans Nouvelles, avec comme mot(s)-clé(s) , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *