J’imagine que personne ne va remettre en cause (en tout cas ici) la nécessité de l’art.
Nous avons besoin de sources de satisfaction et cela passe par aussi bien par les câlins, un bon plat, des rires en bonne compagnie, que la contemplation d’un beau paysage ou d’une œuvre d’art.
L’art est l’une de ces choses qui peut nous apporter de la satisfaction. Ou qui peut lancer notre réflexion, nous interpeller.
Et nous pouvons ressentir autant (voire plus) d’émotions avec le gâteau préparé par notre grand-père, qui, en plus de son goût délicieux, nous raconte combien il nous aime que face à une œuvre sublime, mais réalisée par un étranger.
Or le premier semble un acte banal de la vie quotidienne, quand le deuxième reçoit le titre d’Art.
Parce que l’art est le travail produit par l’artiste.
Vous voyez où je veux en venir ?
On a tendance à classifier l’item en fonction de son réalisateur. Le dessin de ton enfant qui te fait venir les larmes aux yeux de fierté n’est donc pas le l’art. Et alors ?
En fait, encore une fois, on ne fait que se plier à des injonctions. On en vient à l’obligation de qualifier nos sources de satisfaction. Il semble médiocre ? vulgaire ? de pouvoir dire qu’on aime autant la junk food que la grande cuisine, comme s’il y avait des hormones « supérieures » activées dans le second cas.
Et, en parallèle, on se retrouve avec des artistes rongés par le syndrome de l’imposture : suis-je un artiste ? Les autres sont bien meilleures que moi !
… parce qu’il faudrait distinguer les artistes des autres. Les étiqueter, les classer.
— Mais, enfin, Cenli, tu ne défends pas l’art ?
Oh que si ! J’adore l’Art ! Tous les arts ! Mais j’aime surtout le processus créatif. Qu’un humain, quelque part, ait envie de créer pour faire plaisir ou communiquer avec un autre humain.
Le souci, c’est que notre société, notre système, ne distingue absolument par les artistes.
Ce ne sont pas les plus brillants, les plus émouvants, les plus sympathiques… qui sont connus et récompensés. Ce sont ceux qui ont eu le plus de chance ou le meilleur carnet d’adresses.
L’homme blanc, à talent égal, est bien plus reconnu que la femme noire (et vous savez que vous pouvez changer cet exemple par la personne non-binaire handicapée ou toute autre combinaison qui ne rentre pas dans la combo gagnante « homme valide blanc riche »).
Les artistes sont de drôles de zèbres.
D’un côté, ils se sentent imposteurs et bataillent toute leur vie contre eux-mêmes, les autres, la société… mais ils éprouvent un besoin viscéral de défendre l’idée que l’art n’est que le produit des artistes, alors que, si on les titille, ils peineront à s’avouer artistes.
Vous n’êtes pas toutes et tous épuisées par vos injonctions ?
— Mais, du coup, on ne défend plus spécifiquement l’Art ? On met tout dans le même panier ?
Mais on n’a jamais défendu l’Art. La société défend les artistes qu’elle a adoubés parce qu’ils nourrissent son système.
En lui emboitant le pas, en décrétant artificiellement que tel item est supérieur à tel autre, on ne fait que nourrir sa machine monstrueuse.
Je pense qu’il est temps qu’on apprenne à dire « j’aime » et « j’aime pas », « ça me touche » ou « ça me laisse indifférente ».
— Tu veux tuer la réflexion et la critique ?
C’est marrant, ça, c’est un truc que j’ai vu revenir régulièrement, ce ne serait pas assez sophistiqué de dire « j’aime », il faut argumenter, expliquer.
En fait… laisser les gens dire simplement qu’ils aiment n’interdit à personne d’expliquer, de disséquer, de fouiller…
Chacune a le droit d’aborder la chose comme bon lui semble.
Mes amis me reprochent de trop intellectualiser. Ce n’est pas parce qu’Untel va se contenter de classer ce qu’il voit en fonction du ressenti qu’il en tire qu’Untelle ne pourra pas faire œuvre critique. Il y a de la place pour tout le monde, en fait, même si le système veut nous faire croire que tout est compté et que, si on te donne, c’est forcément pris à quelqu’un…
— Mais, au final, tu veux en venir où ?
On peut discuter d’Art, ça passe le temps, ça occupe autour d’un verre. Tant qu’on discute pour discuter.
Si c’est pour commencer à hiérarchiser les choses entre elles, je ne suis pas avec vous.
On peut se dire artiste pour soi, pour parler de soi, de sa démarche, pour éclairer son action ou son propos. Mais on ne peut parler que de soi et de ses intentions.
On ne peut pas qualifier les autres et on ne peut pas décider que ce qui serait produit par un « artiste » (selon qui ?) serait supérieur à ce qui serait produit par le hasard (la Nature ?) ou par une ou plusieurs entités, humaines, animales…
Au final, on ne peut jamais parler que de soi, de ce que l’on ressent, de ce que l’on aime ou déteste…