L’Ange sur la traverse (2005)

9.200 signes – 8 minutes #fantastique #anges #enfer


Le vent s’était levé et piquait méchamment les yeux. Ange soupira. Dans ce genre de situations, il n’y avait qu’une seule chose à faire : s’asseoir, s’emmitoufler le mieux possible et attendre.
Elle s’assit donc, veillant à ce que l’épaisseur sous ses fesses soit suffisante pour l’isoler de l’humidité du bois. Elle se recroquevilla du mieux qu’elle put. Elle attendit.
Ses paupières closes lui cachaient le paysage, bien évidemment, mais elle savait qu’il n’y avait rien à voir.
Elle était posée là, au milieu des cinq mètres de large de cette traverse de bois.
Devant elle, la traverse s’étendait à l’infini.
Derrière elle, la traverse s’étendait à l’infini.
Et, sur les bords, l’eau s’étendait à l’infini.
Il lui était parfois arrivé de se demander si cette étendue d’eau était un océan, une mer ou un lac infini.
Il lui était parfois arrivé de se demander si cette traverse de bois était un pont, une passerelle ou une route infinie.
Mais le temps était venu à bout des questions qui tournaient dans sa tête, à l’infini.
Et il n’y avait personne pour lui dire si elle avait sombré dans la folie ou si elle était encore lucide.
Elle n’avait jamais faim et, pourtant, il lui arrivait de songer, surtout lorsque, comme à l’instant, elle avait fermé les yeux et reposait son corps, à… une assiette de frites fumantes avec leur petite coupelle remplie à ras bord de ketchup… une tranche de jambon cuit prisonnière de deux tranches de pain de mie et de mayonnaise… une part de tarte aux pommes sur laquelle on aurait déposé, mine de rien, une boule de glace à la vanille… un camembert coulant dans son lit de pain de campagne…
Elle saliva.

— Excusez-moi ?
Ange sursauta, arrachée à sa rêverie gourmande. Un homme se tenait devant elle. La folie l’avait donc rattrapée, sans doute avec bonheur puisqu’elle lui offrait l’illusion d’une présence. L’homme était élégamment vêtu d’un complet noir, chemise orange, cravate assortie, souliers noirs, le tout recouvert d’un ample pardessus gris.
— Excusez-moi ? répéta-t-il. Mademoiselle ?
Il regardait Ange avec un léger je-ne-sais-quoi interrogatif ou désappointé.
La femme (la jeune femme, peut-être même, car son apparence était jeune, oui, sans aucun doute) resta là, sans répondre, l’idée d’ouvrir la bouche et de parler lui semblant la chose la plus extraordinaire du monde. Une pensée incongrue lui traversa l’esprit et elle se demanda quelle allure elle pouvait bien avoir, clocharde hagarde probablement, une couche noirâtre sur son visage la protégeant du froid et des embruns.
— Mademoiselle ? répéta-t-il encore. Excusez-moi, mais c’est de quel côté ?
Ange eut un hoquet. L’homme n’était donc pas une hallucination de son esprit avide de compagnie, mais un « autre », comme elle… et qui, lui, avait basculé dans la folie.
— Il n’y a rien, monsieur, finit-elle par répondre.
— Je sais que je suis distrait et j’ai dû me perdre, mademoiselle, mais vous faites erreur : je suis bien certain que c’est quelque part par là.
Ange haussa les épaules. À quoi aurait-il servi de le contredire ? Ça ou autre chose…
— Permettez que je vous accompagne, laissa-t-elle échapper.
— Je me rends compte que je suis un véritable goujat et que j’ai oublié de me présenter, s’exclama-t-il alors.
Il attrapa la main de la jeune femme, crasseuse et dont les mitaines usées s’effilochaient tristement, et l’effleura du bout des lèvres.
— Mademoiselle Ange, mon nom est Smith, John Smith.
Comment connaissait-il son nom ?

Ils marchèrent durant plusieurs heures, côte à côte. John était un homme du monde, plaisant et bavard. Il décrivait, avec moult détails, la dernière fête chez Ange-ne-savait-qui, mais la jeune fille l’écoutait de bonne grâce. La solitude était rompue, pour quelques heures… mois ? années ? Et c’était délicieux. De temps à autre, des questions arrivaient à son esprit qui se laissait bercer par le monologue : venait-il du même monde qu’elle ? Savait-il comment il avait atterri là ?
Ange se souvenait de si peu de choses. Des habitudes, des gestes quotidiens, son prénom… mais des pans entiers de l’avant lui étaient inaccessibles.
Le froid humide voulut ralentir leur marche, mais John jeta obligeamment son pardessus sur les épaules de la jeune femme et elle se sentit au chaud, protégée.
La nuit tombait parfois ou, plutôt, le ciel (l’horizon ? le plafond ?) s’assombrissait, mais Ange n’avait jamais pu déterminer si c’était un cycle régulier. La nuit tomba donc, une fois de plus, mais, cette fois-ci, l’impossible se produisit : devant eux, sans doute encore loin, mais néanmoins bien visible, la traverse était éclairée.
Lumières ? Feux ? Lampes ? Habitations ?
Une appréhension diffuse serra le cœur d’Ange et ses jambes se dérobèrent sous elle, mais John, prévenant, avait tendu le bras et la soutint.
— Tout va bien, ma chère ?

Il s’écoula sans doute encore de longues heures, mais la porte fut enfin devant eux.
La traverse continuait, imperturbable, sur les côtés de la porte et au-delà, mais la porte était bien là, face à eux, encadrée par les lumières qu’ils avaient aperçues plus tôt et qui n’étaient autres que deux appliques murales suspendues dans le vide.
John tendit le bras et frappa un coup discret.
La porte s’ouvrit et Ange et John entrèrent.
Était-ce la mort ? La délivrance finale ?
Ange était dans une maison. Des gens lui parlaient, lui proposèrent de prendre un bain, de mettre des vêtements propres, de faire un repas. Sans qu’elle put les retenir, des larmes de joie et d’étonnement coulaient sur ses joues et réveillaient, de leur sel léger, le goût sur sa langue, langue qui avait oublié les frites et le chocolat, les milk-shakes de sa maman (Maman ? Ses souvenirs revenaient-ils ?) et les cookies de son frère.
Elle n’écoutait pas vraiment ce qu’on lui disait. Ce devait être le paradis et c’était le plus doux moment de cette vie.
Bien sûr, depuis le temps, elle aurait pu mettre fin elle-même à ses jours en tentant, par exemple, de se jeter dans la mer infinie et de s’y noyer. D’ailleurs peut-être était-ce cela qui s’était produit, avec l’arrivée de la folie…

Maintenant qu’elle avait mangé, elle se souvenait de la faim et de la soif, elle prenait conscience de sa maigreur, du dessèchement de sa peau.
— Nous avons quelques jours devant nous, que tu te rétablisses un peu, lui murmura John doucement alors qu’ils soupaient.
Elle sursauta et le regarda sans comprendre.
— Ne t’inquiète pas, sourit-il, la mémoire aussi revient.
Derrière les fenêtres et portes-fenêtres, il y avait ce qui semblait être un jardin anglais somptueux, fleurs colorées, arbres élancés, mais Ange ne tenta pas d’y aller, persuadée que ce n’était qu’une illusion. Et la maison elle-même ?
Il s’écoula trois cycles où l’on ferma les volets et l’invita à dormir et quatre repas entre chaque pause de sommeil. Les souvenirs revenaient, fleuve grondant dans son esprit fragile.

Sa mère est dans la cuisine et prépare des milk-shakes, elle a reconnu le bruit du blender. Puis cette voix d’homme qu’elle ne connaît pas :
— Tu sais bien qu’il faut mettre Ange à l’abri, ils vont la chercher s’ils ne sont pas déjà sur sa piste.
— C’est ça que tu veux ? Lui voler sa vie ? Elle se croit humaine, elle a grandi comme n’importe quelle petite fille de ce monde.
— Sois raisonnable, Alexandra, Ange n’est plus une enfant : ils vont sentir sa présence !
Pourquoi appelle-t-il sa mère Alexandra ? Ce n’est pas son nom. Et qui est cet homme ?
Elle avance doucement vers la cuisine dont la porte est entrouverte. Le visage de sa mère est empli de larmes.
— Tu me l’as confiée, Aldran, et je l’ai élevée comme ma propre enfant. Ai-je fait tout cela pour rien ?
— Si tu l’aimes… Elle doit savoir, reprendre sa place.

John la regardait, un doux sourire sur ses lèvres minces.
— Pourquoi suis-je ici ? questionna Ange.
— Tu te souviens ? demanda-t-il.
— Je ne sais plus trop. Ils m’ont dit que j’étais la fille de quelqu’un d’important, que maman n’était pas ma mère. J’ai le sentiment qu’on m’a suivie.
— Ils t’ont poursuivie, attrapée… et exilée ici.
— Ici ?
— L’un des enfers. Le plus reculé, le plus oublié, celui où l’on ne cherche personne parce qu’il n’existe plus. Je crois que tu es prête à rentrer.

C’est la nuit et la rue est éclairée par quelques réverbères. John lui tient la main, rassurant, et ils avancent.
Elle reconnaît cette rue où elle est tant passée, rentrant de l’école tous les soirs, allant à l’école tous les matins. Au n°23, c’est chez elle. Maman est employée à quelques maisons de là, dans une petite épicerie. Il n’y a pas de papa, juste un grand frère.
— Tout va bien se passer, murmure John. Ils ne savent pas encore que tu es là. Tu as quelques jours d’avance.
Ils ne sonnent pas à la porte de l’immeuble car elle est restée entrouverte, une dame sortant son chien juste devant eux. L’escalier, trois étages, la porte. Maman (Alexandra ?) ouvre quand ils sonnent et, voyant Ange, fond en larmes.
— Grands Dieux, c’est un miracle, sanglote-t-elle en attirant la jeune fille contre elle et en la pressant maladroitement.
Ange se dégage pour se tourner vers son compagnon, dire à sa mère que « John Smith m’a ramenée, il dit que nous avons quelques jours d’avance », mais il n’y a personne derrière elle.

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