Le Gardien

Le Syndrome de la Fenêtre

5.500 signes – Temps de lecture : 5 minutes


Le syndrome de la fenêtre faisait des ravages dans la fonpub… On ne comptait plus le nombre de fonx qui s’étaient enlisés dans la maladie sans espoir de retour. Par la fenêtre, X regardait travailler les ouvriers. Il était fasciné par le mouvement des deux truelles, l’une posant la colle, l’autre la lissant, l’une posant la colle, l’autre la lissant…

Il était fonx depuis nombre d’années. Il travaillait dans un bureau vaguement gris, assez primitif quoique déjà moderne pour l’époque, mais la fonpub était alors loin de ce qu’elle est devenue, avec ses services hautement fonctionnels si remarquablement équipés.
Les fonx qui y vivaient étaient quasi coupés du reste du monde. Ils étaient d’ailleurs triés sur le volet par le biais de concours où ils devaient faire preuve d’un maximum de connaissances dans l’ensemble des divers domaines où ils n’auraient pas à exercer : Ceci laissant heureusement présager de leur aptitude à conserver une vie normale.
La formule était d’autant plus nécessaire que la presque totalité des citoyens éprouvait une hostilité déraisonnable à l’égard des fonx. Hostilité, il faut bien le dire, soigneusement entretenue par les gouvernants de l’époque.
Le fonx réussissait ainsi le double tour de force d’apaiser la rumeur publique, tel un bouc émissaire, tout en accomplissant son devoir d’état pour une rémunération de principe.

Dans la sphère où il travaillait, X ne voyait pratiquement jamais les grands pontes. Il travaillait sous les ordres d’un chef de service, lui‑même placé sous les ordres d’un dir. Les dirs étaient généralement aussi incompétents que prétentieux et celui de X ne faisait pas exception, un gros homme adipeux et déplaisant.
Les chefs directs, eux, étaient pratiquement répartis en deux groupes : les moshs et les N.U.L.S. auxquels s’ajoutait une poignée d’utops, ceux‑ci faisant l’objet d’un ostracisme marqué tant de la part des dirs que de leurs propres collègues.
Restaient les fonx de base : Indifs, R.A.S. et, là encore, quelques utops cachés, leur découverte entraînant impitoyablement leur élimination.
Ainsi, X était-il un fonx… un fonx doublé d’un utop, du moins un utop en puissance…

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Le Gardien

6.050 signes


Assoupi à flanc de colline, gorgé de soleil, le temple s’arrondissait en gradins éclatants autour du parvis circulaire pavé de blanc. Les lourdes plaques d’obsidienne dont ils avaient été revêtus s’étaient descellées par endroits, dessinant d’inquiétants sourires ponctués de buissons malingres. Sur les dernières rangées, quelques eucalyptus, d’immenses pins millénaires étendaient leurs doigts arthritiques, indifférents aux criaillements moqueurs de quelques mouettes isolées.

Au loin s’étendait la mer, à peine devinée, dans le gris-bleu tremblant d’une chaleur brumeuse.

J’ai été là. Immobile au bord d’un bassin au fond pierreux oublié des eaux mêmes du ciel. J’ai attendu. Et je suis là encore. Immobile, invisible à quiconque pourrait passer, si quiconque passait un jour. Les renards, les furets, les insectes mêmes l’ont su mais eux aussi l’ont oublié et sont revenus. Ainsi, s’il passait, ce promeneur solitaire, ne verrait-il là qu’une ruine. Une ruine si parfaitement ordinaire qu’il n’y discernerait rien de l’absolue solitude qui y règne et sur laquelle je veille depuis si longtemps qu’aucune légende ne garde trace de moi. Moi, le Gardien, le veilleur de l’éternité.

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Le Lecteur

14.000 signes

(panneau de gauche)

Depuis quand est-il là ? Et comment est-il entré, s’il est jamais entré ? Peut-être un jour par aventure a-t-il poussé la porte d’une superbe tour, ou d’un vaste mas ensoleillé ou d’une vague cabane au fond d’un jardin… Il est là, simplement, dans un vaste fauteuil, au centre d’une vaste salle aux murs couverts de livres. Par les hautes fenêtres étroites entre un jour clair et d’improbables ouvertures donnent sur d’autres salles emplies de livres, ou des escaliers courant vers d’autres salles et d’autres livres encore. Alors, peut-être n’est-il jamais entré ou n’a-t-il jamais voulu sortir ?
Dans ce fauteuil profond, auprès de cette table patinée, près de cette haute lampe qu’il allumera à l’approche du soir, est-il seulement conscient d’être heureux ? Heureux comme nul ne saurait jamais l’être. Parfois, une ombre de chagrin l’effleure pourtant : pourra-t-il jamais lire tous ces livres ? Il serait affreux de ne le pouvoir et il y en a tant ! À l’infini peut-être. Mais cette crainte demeure fugitive car il sait, de façon très confuse, que sa vie ne saurait s’éteindre qu’il ne les ait lus.

Parfois, il interrompt sa lecture, laisse errer son regard vers une riante campagne qu’on entrevoit au loin et ses pensées dériver vers des souvenirs. Des souvenirs qu’il a peut-être vécus s’il ne les a lus. Mais, toujours, il revient à ses livres. Certains alignent soigneusement leurs reliures nervurées dorées au fer, d’autres se poussent ou s’écrasent, parfois gonflés de feuillets de notes intercalaires qui dépassent un peu, d’autres même sont posés à plat, empilés avec une petite touche désordonnée qui leur donne ce charme si particulier.

Il s’est parfois tancé de cette exclusive passion et s’est décidé à sortir… le fameux esprit sain dans un corps sain. En a-t-il lu des livres pour l’affirmer ! Ces fois-là, il s’est levé, presque désorienté, avant de se diriger vers la porte. Celle de droite ? Celle de gauche ? Oui, celle-ci. Il a longé un couloir jusqu’à la toute dernière porte. La porte de sortie. Brune, d’un brun chaud et profond. Luisante, comme cirée et polie par des générations et des générations de ménagères appliquées. La porte de sortie vers le monde lumineux qu’assurent ses souvenirs. Il a tendu la main vers la poignée, soudain poussé par un murmure tout à la fois encourageant et un rien moqueur. Comme si tous ces livres le mettaient là au défi de sortir. Il fait si beau dehors, susurrait l’un. Te souviens-tu ? C’est comme ce passage, tu sais, où l’on évoque le velours de la brise qui vous effleure ou la caresse d’un tendre soleil de printemps… Va, disait l’autre, tu entendras ces oiseaux au chant mélodieux que tant de voyageurs ont contés. Et si t’attendait une tendre amie pour partager tes rêves, insistait un autre, ou t’emporter dans une passion brûlante et des aventures étranges, taquinait un autre encore.

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Rouge

Avant montage, la couverture de l’anthologie Rouge (Nice Fictions 2019) parue aux Vagabonds du Rêve :

(c) Hélène Marchetto

Histoire d’ogre et de pont

10.000 signes – Temps de lecture : 9 minutes


Il était une fois. Oui, cette fois précise là. Évidemment, personne ne sait jamais laquelle, mais c’est ainsi que commencent les histoires et, partant, celle ci. Il était donc une fois un ogre qui vivait sous un pont. Ce n’était pas parfaitement régulier puisque ce sont les trolls qui vivent sous les ponts mais, d’une part, cet ogre l’ignorait et, d’autre part, il est fort probable qu’il ait eu l’un d’entre eux pour ancêtre. Pour tout dire, il était très laid. Vraiment très laid. Avec des sourcils proéminents, d’immenses dents plantées de guingois et de longs poils touffus plein les oreilles. Sans doute louchait il aussi, mais l’histoire n’en dit rien.
Donc, cet ogre vivait sous un pont. Un pont passablement bien situé, sur une large route heureusement très fréquentée, car les jeunes gens des proches villages, y ayant perdu quelques uns des leurs, avaient renoncé à y passer, mais bon… il y en avait toujours un pour jouer au plus malin. Notamment parce que la jeune Aloyse se moquait copieusement de leur poltronnerie. N’y passait elle pas quasi quotidiennement pour aller vendre des œufs, des fromages, des paniers ?
De fait, c’était non seulement le plus court chemin entre le village et sa ferme mais, aussi, le moins approprié aux soupirants trop entreprenants.
Ah, direz-vous, mais n’y avait il pas un ogre sous ce pont, et qui dévorait les imprudents de passage ? Eh bien, oui. Seulement, la nourriture, ce n’est pas tout dans la vie. Et Aloyse, si elle était fort bavarde, comme nombre de jeunes filles, était également sinon fort savante, du moins fort réfléchie. On en a du temps lorsque l’on garde des chèvres, ou que l’on tresse des paniers et toutes ces choses si ennuyeuses qui occupent les mains mais non l’esprit. Ce qui fait sans doute toute la supériorité de la gent féminine au bout de siècles passés à laver la vaisselle.
C’est dire qu’elle consacrait beaucoup de ses pensées… à penser justement, tout à fait comme les ogres qui s’ennuient. Et comme toutes ces pensées eussent été vaines si elle n’en avait usé, elle les faisait largement partager à son petit frère qui trottinait à ses côtés, l’aidant tantôt à porter quelques bricoles, ramassant tantôt un joli caillou, réclamant tantôt un nouveau conte ou répétant les horribles fables qui couraient sur ce pont. Sa grande sœur ne faisait qu’en rire. D’abord les ogres n’existent pas. Et puis ils ne mangent que les enfants méchants – et, toi, tu es un petit garçon vraiment gentil n’est-ce pas ? – ou bien les adolescents boutonneux qui bourdonnent comme des mouches. Ça a bon goût, dis, un adolescent boutonneux ? Bien sûr que non, mais les jeunes gens bien, eux, ne traînent pas sur les chemins… Ils étudient à l’école, comptent en contemplant les étoiles, et lisent en écrivant de la poésie dans les marges… quand ils ont le temps.
Bref, toutes ces conversations avaient toujours un petit tour cultivé et charmant que l’ogre prisait fort. Il se faisait donc un devoir de semer auprès du pont de ces petits cailloux brillants qui comblaient de joie le garçonnet.

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Civilisations

Deux versions avant la couverture finale de l’anthologie Civilisations (Nice Fictions 2018) parue aux Vagabonds du Rêve :